Le champ sémantique de la résilience s’est désormais étendu à l’urbanisme et pourrait toucher aujourd’hui la ville arabo-musulmane. Peut-on parler d’une médina résiliente ? Ce patrimoine urbain longtemps négligé, pourrait devenir un symbole de résilience face aux crises qui secouent un monde en mutation rapide. Le terrible épisode du coronavirus nous a offert un terrain d’observation toujours en cours et l’occasion d’un temps d’arrêt et de réflexion sur la fabrique de la ville.
Adaptation
Vu de loin, on pourrait naturellement s’inquiéter pour la population de la médina en contact avec des milliers de touristes et de pèlerins venus du monde entier, dans un lacis de ruelles très étroites et d’échoppes serrées les unes des autres, où l’on imagine la distanciation physique bien difficile à respecter. Lors de ce confinement nous nous sommes pourtant rendus compte que la médina de Fès au nord-ouest du Maroc, ville à échelle humaine paraissait s’être mieux adaptée que la ville nouvelle ou les quartiers périphériques. Cette vieille cité, haut lieu de savoir, carrefour de rencontres des cultures et des religions et important centre de pouvoir et de négoce reliant le Maroc à l’Europe et à l’Afrique1, est l’une des plus grandes médinas du monde arabo-musulman. En dehors de transformations ponctuelles, des mutations liées à l’arrivée des populations rurales et à la fuite des classes les plus aisées et des rénovations récentes dans le cadre de son classement au patrimoine mondial de l’humanité, elle n’a pas trop changé de physionomie. Lors de cette crise, elle a fait preuve d’une grande résilience en s’appuyant sur des recettes anciennes, celles de la ville repliée sur elle-même. Dès le couvre-feu du 16 mars, la population s’est retranchée derrière les remparts et a déserté le lacis des ruelles. Tout le monde s’est confiné dans les maisons. Les commerces ont fermé leurs portes, les Riads ou maisons d’hôtes ont annulé leurs réservations. Face à la menace, comme les villes qui autrefois fermaient leurs portes dès la nuit tombée, la médina s’est recroquevillée sur elle-même après la dernière prière, pour arrêter la propagation du virus. Une nouvelle fois, la vieille cité s’est repliée pour se défendre. A contrario, lors de ce confinement, la périphérie de la ville de Fès s’est découverte plus vulnérable et la contagion semble avoir été plus forte dans les faubourgs.
Changement de regard
La crise n’est pas terminée, et toutes les données ne sont pas encore disponibles. Les résultats de la pandémie devront être analysés précisément quartier par quartier et peut-être serons-nous surpris par les capacités de résistance et de résilience de la médina par rapport à des modèles d’urbanisme plus récents. C’est une hypothèse que nous commençons à étudier au Maroc dans le cadre d’un programme de recherche du CNRST. Au-delà de cette comparaison en cours entre quartiers et populations différentes, la crise sanitaire permet une nouvelle fois de tenter de changer de regard sur la médina et d’inscrire notre approche de l’urbanisme et de l’urbanisation à d’autres échelles temporelles. La pandémie et le confinement dans l’espace et dans le temps sont l’occasion d’un possible renversement du regard sur la ville traditionnelle par rapport à la ville dite «moderne», ou plutôt contemporaine. Le confinement nous en a donné une nouvelle occasion.
Redécouverte permanente
Cette médina négligée, est devenue un objet de fascination pour nombre d’architectes et d’urbanistes occidentaux déçus par le simplisme des plans de l’urbanisme moderne. Déjà Albert Laprade en 1916-17, s’inspirant de la vieille ville de Fès, projeta la cité des Habous (biens de mainmorte) en limite périphérique de Casablanca. L’architecte franco-suisse Le Corbusier fut le premier à réinterpréter l’architecture arabe – Ville sainte de Ghardhaïa dans le Mzab – pour intégrer certains de ses principes à l’architecture moderne. Ainsi, avec son Unité d’habitation de Marseille, a-t-il composé une sorte de quartier arabe vertical, avec ses 360 appartements en duplex, reliés par des “rues” intérieures, ses commerces et ses équipements publics sur un toit en terrasse.
Durabilité avant l’heure
Nombre d’architectes et d’urbanistes ont étudié et étudient encore (Suisse, Canada…) les médinas et notamment celle de Fès. Ils leur reconnaissant des qualités dans les matériaux utilisés et réutilisés en permanence, dans la gestion des eaux usés, dans les réseaux d’eau potable, dans le lien avec les jardins proches et l’arrière-pays rural, dans les dessertes à pied ou à dos d’âne, la gestion traditionnelle des déchets, la maîtrise de la température selon les saisons et tout un art de vivre et d’habiter dans un espace très dense. On pourrait également parler de «citadinité» s’il n’y avait le risque d’exhumer un thème aux relents de nostalgie2 alors que les populations urbaines pauvres traversent un cycle d’accumulation des risques et de vulnérabilité croissante, induit par une situation d’insolvabilité chronique et par le manque d’infrastructures. Si depuis les observations de Jacques Berque, les constats sur «l’unité de la médina», «l’existence de quartiers à couleur familiale» et la «continuité immobilière extrême» ont naturellement évolué, notamment sous l’effet de l’exode rural, on peut noter des permanences. Les mutations de l’immeuble obéissent encore à des règles délicates. De nos jours à Fès, on ne peut toujours pas construire, ou même exhausser une construction, sans demander l’autorisation des voisins. Selon l’éthique musulmane «la médina est le lieu où le témoignage se fait architecture»3. Même si certaines de ces qualités et savoir-faire ce sont perdus, ce sont autant de caractères qui renvoient à la définition d’une «ville durable» ou «soutenable» avant l’heure.
Appel à reconnaître ce patrimoine
Si les habitants et les visiteurs profitent de ces qualités, si les chercheurs les étudient avec attention et que les autorités cherchent désormais à les préserver, ces ensembles architecturaux ne sont peut-être pas encore appréciés à leur juste valeur par l’ensemble de la population d’un jeune pays en développement, pour qui la réussite passe souvent par l’accès à de nouvelles constructions et un rapport encore négatif au patrimoine. De l’autre côté, les formes urbaines qui se sont développées ces dernières années ne sont guère attrayantes. Lancées à la va-vite lors du boom immobilier du début des années 2000, les villes nouvelles construites au Maroc ont connu un échec cuisant. De cités dortoirs elles sont passées au statut de cités fantômes. Que dire devant le spectacle affligeant des maisons cubiques sans souci de la beauté, du style? Quoi faire face à la désolation des quartiers semi-construits et sans infrastructures minimales, face à la médiocrité architecturale de ces cités sans âme. Les architectes attirés par le gain, ne sont pas les seuls complices de ce gâchis urbain. Il y a d’autres coupables: décideurs mégalomanes, maîtres d’ouvrage incompétents, entreprises déficientes, concours biaisés, juridiction pesante et corruption à toutes les échelles.
L’heure est au changement de modèle urbain et les acteurs de l’aménagement et de la fabrique urbaine doivent changer de vision. De quoi sera fait «le jour d’après» et comment le préparer ? Entre l’oubli du patrimoine et les dangers d’un urbanisme de l’accélération, quel modèle de ville souhaitons-nous mettre en place ? La crise sanitaire de la covid 19, séisme qui bouleverse les idées reçues doit être l’occasion d’imaginer de nouvelles manières de penser et de co-construire la ville.
S’inscrire dans le temps long
L’enjeu majeur des prochaines décennies pour les «faiseurs» de ville sera d’introduire de l’urbanité dans un urbanisme sans architecture4. A cet effet ils doivent revisiter leur passé, réinterpréter leur tradition urbaine incarnée par la médina et en tirer des leçons du passé pour le futur. Si l’urbaniste marocain doit connaitre les idées et les techniques de son temps, il doit aussi s’inscrire dans la continuité d’une histoire longue à la Fernand Braudel. Il doit mieux analyser les œuvres du passé pour transmettre à ses contemporains les marques de la mémoire collective. C’est un impératif pour les architectes et les urbanistes sur lequel nos écoles nationales d’architecture et universités doivent insister dans leurs formations. La ville traditionnelle ne s’est pas construite en un jour. Elle est faite de réajustements successifs qui en font un ensemble approprié à taille humaine. Quand le Corbusier et ses disciples de la Charte d’Athènes ont opéré en ignorant l’ancienne ville, cherchant à en bâtir une autre totalement différente, ils ont en grande partie échoué, parce que la ville refuse la tabula rasa, la rupture. La continuité est l’essence de la cité et creuse sa profondeur existentielle et humaine5. Il ne s’agit pas d’un attachement nostalgique à l’histoire, mais d’un éveil de conscience permettant d’affronter les changements et les crises.
Un virus microscopique nous a mis à l’arrêt et à l’épreuve. A nous urbanistes du Maroc et d’ailleurs d’en faire notre miel.
1Metalsi M., 2018, Maroc, cités d’art, cités d’histoire, Fès, L’Harmattan Maghreb
2Naciri M., 2017, Désirs de ville, Economie Critique, 2017
3Berque J., 1974, Maghreb histoire et sociétés, Alger, Sned Duculot.
4Metalsi M., 2007, Tanger, Malika Editions
5Mountassir A., Akhrif M., 2012, «La Ville Heureuse», Archimedia, Casablanca
Par Mustafa Akalay Nasser
Urbaniste, UPF, Fès