Par Chemseddoha Boraki

La jeune femme au visage joviale qu’encadre une chevelure noire tombant raide sur ses épaules comme pour draper de son énergie les femmes et les jeunes qui fréquentent les cours dispensés par la Fondation Tanger Médina s’appelle Ythimad Bouziane. Tangéroise de souche, elle est la directrice adjointe de la légation américaine, coordinatrice des cours d’alphabétisation et d’alphabétisation fonctionnelle à la Fondation Tanger-Médina et à la Légation américaine, Ythimad Bouziane est une citoyenne agissante dans son Tanger natale mais aussi au-delà.
Entre l’école Berchet puis le lycée Regnault, Ythimad Bouziane a vécu à Tanger jusqu’à son baccalauréat avant de s’envoler vers Montpellier pour suivre des études en Droit de l’Urbanisme et de l’Environnement. De retour à Tanger, elle fait un master en Gestion de Crise, dimension euro-méditerranéenne. De cette expérience, elle dira:
– «Ces études m’ont permis de reprendre contact avec la jeunesse, de mieux la connaitre».

Tanger est pour Ythimad Bouziane un ancrage que fécondent ses souvenirs avec son père, les récits de sa mère, les anecdotes cueillies de la bouche de ses grands-parents, ses souvenirs de jeunesse. Et l’enchevêtrement de toutes ces mémoires galvanise sa volonté d’agir sur le devenir de cette ville qu’elle aime de toute son âme.
-«J’ai toujours vécu à Tanger. Je suis toujours nostalgique du Tanger de mon adolescence. Je suis née à Tanger, de famille tangéroise, mon père est de la famille Bouziane et ma mère de la famille Amri».
-«Je me rappelle qu’au lycée, on nous avait donné un projet qui consistait à «écrire Tanger». J’avais alors écrit des petits poèmes qui commençaient par: «Vierge, prostituée, répudiée, Tanger nous gifle par ses deux mers».
-«Petite, j’avais déjà la nostalgie que nos aïeux nous avaient inculquée. Une nostalgie qui m’accompagne tout le temps. J’ai toujours vécu dans ce mythe du Tanger cosmopolite, de la Convivencia, de la bonne entente entre les communautés. Mon quotidien se teinte de tristesse quelques fois, de colère d’autres quand le patrimoine de ma ville n’est entretenu qu’avec parcimonie. Certes, le changement a été brutal; et puis on a voulu tant faire et vite mais on est passé à côté des choses. La politique de la ville intègre le citoyen certes mais il reste beaucoup à faire. Je fais partie du comité de l’association Al Boughaz, du comité de l’association Tanjah Medina qui a été créée justement pour la restauration de l’ancienne médina et c’est en faisant le porte à porte qu’on sensibilise les habitants de la Médina, qu’on connait mieux leurs difficultés et qu’on essaie d’agir pour réconcilier l’habitant avec son territoire. Dès le début de notre action, nous nous sommes rendu compte qu’il était urgent de commencer par des cours d’alphabétisation en faveur des femmes. C’était urgent de commencer par là. «Une autre urgence a été de valoriser et de préserver le patrimoine de la ville, si riche et si varié. La wilaya a joué un rôle considérable en menant des concentrations avec des citoyens, les acteurs et actrices de la société civile. Tous étaient à l’écoutz… En tant que membres de la société civile, nous avons participé aux workshops, on a défendu notre vision quant à la préservation du patrimoine, des fois on a réussi à faire entendre notre voix, d’autres fois, l’intérêt économique a primé. Espérons qu’on arrivera à défendre la zone verte de Cap Spartel comme on a réussi à défendre Villa Harris, Perdicaris ou encore le Théâtre Cervantès. La Direction de la Politique de la ville doit avoir une vision claire dans ce sens. Aujourd’hui, on peut dire que les walis de la ville défendent mieux cette zones et aident à sa sauvegarde mais après? Dans dix ou vingt ans, qu’en serait-il? La restauration du patrimoine se fait dans les règles de l’art même si des fois il y a une déconstruction-reconstruction, comme c’est le cas pour Villa Harris mais en est-il de même pour Perdicaris? Qu’en est-il du patrimoine immatériel? L’art de vie tangérois avec l’élégance de nos cérémonies, la variété de nos chants et contes, la finesse de notre cuisine méditerranéenne, les fleurs?


-«Tanger Métropole doit avoir un cadre environnemental et urbanistique équilibré. Personnellement, je crois qu’une vision claire de la politique de la ville à Tanger est nécessaire de même qu’une vigilance de la part de la société civile et beaucoup d’efforts pour mettre en avant le patrimoine immatériel de la ville. Certes, la ville connait de grandes réalisations: une belle gare, un beau théâtre, un conservatoire, des routes, il y a tout cela, mais quid du citoyen lambda? Des enfants en situation de rue? On est en train de parler de la Marina, de faire le lien entre la Marina et l’ancienne Médina, de construire un pont, etc… il y a plein de choses qui sont entrain de se faire mais que fait-on pour ces enfants en situation de rue qui sniffent, qui dorment à la belle étoile…
-«Ça va faire vingt ans que je travaille à la Légation Américaine, avant, il y avait des adolescents en situation de rue, mais maintenant ce sont les enfants, les filles, de plus en plus de filles, de plus en plus avec des problèmes de drogue…Quelle est leur place dans la ville grande métropole? Il faut aussi réfléchir à la place de l’individu quand on parle d’une ville métropole. On doit investir dans l’individu et lui trouver des solutions quand il en a besoin, lui créer un espace qui réponde à ses attentes ou alors un espace qui lui permette de retrouver sa place
-«Darna par exemple est une expérience extraordinaire, sincèrement ! la Ferme Pédagogique de Darna est un projet formidable aussi…Il faut que les autorités de la ville pensent à ce type d’espaces. Le monde associatif fait plein de choses. Les gens sont sensibilisés à l’importance de l’environnement, au développement humain. Ils ont ce sens critique et prennent le taureau par les cornes mais il faut plus, il faut surtout une volonté réelle pour y remédier et surtout que les autorités élues de la ville aient une vision du vivre ensemble, un plan quinquennal pour dire voilà la ville que nous voulons faire, voilà ce que nous allons installer et pourquoi et pour qui. Il faut créer des espaces artistiques pour les enfants et les jeunes, des jardins, de vrais jardins avec des espaces de jeux et de sport… Il faut penser Tanger pour le citoyen tangérois, pour son bien-être, bâtir des toilettes publiques, faire de Tanger une ville accueillante pour les habitants et les visiteurs.
-«Tanger est une ville riche d’histoire. Depuis les phéniciens jusqu’aux temps actuels. Tanger continue à participer à l’histoire moderne mais quelle est l’identité que nous voulons donner à Tanger? Comment valorise-t-on la Convivencia qui caractérise Tanger? Pourquoi est-ce qu’on ne développe pas le tourisme culturel de la ville?
-«Remarquons que beaucoup de non marocains qui ont vécu à Tanger du temps de la Convivencia sont de retour à leur ville natale.

Pour se ressourcer mais aussi pour y vivre, du moins une partie de l’année. Je vous parle d’une ancienne de ce Tanger là, une française, qui est venue donner des cours à la Légation Américaine à nos femmes des classes d’alphabétisation. Elle avait quitté Tanger à l’âge de 16 ou 18 ans. Elle est en retraite actuellement mais toujours attachée à sa ville. Oui, Tanger est en train de changer mais c’est de notre devoir de lutter pour qu’elle ne soit pas dénaturée, qu’elle ne tourne pas le dos à son passé lointain et proche. Nous devons décider de l’identité culturelle à mettre en avant pour Tanger Métropole.
-«Tanger a toujours connu des changements. Tout au long de son histoire, la ville a été dynamique et a eu le génie d’imposer son identité pour peu que les responsables de sa gestion, surtout ses élu.es soient sensibles à sa particularité et la traduisent en une vision claire ; une vision qui englobe la passion des personnes à l’espace et le mythe à l’espoir».

Selon Ythimad Bouziane, le changement est créateur de passions:
-« …Comme je dis toujours, chacun a une nostalgie de ce Tanger de jeunesse… Son Tanger. Il y a des gens qui ont la nostalgie du Tanger des années quatre-vingt et d’autres l’ont du Tanger des années cinquante. On a l’impression que chaque décennie apporte quelque chose à cette ville. Juxtaposées, ces nostalgies ouvrent le spectre des attentes mais aussi de la créativité. Le cumul des nostalgies participe du mythe moderne de la ville et permet d’imaginer mieux le futur si on sait décoder les attentes et imaginer des projets qui parlent à tous les habitants mais aussi aux visiteurs. Il ne s’agit pas de sélection et encore moins de tolérance, d’ailleurs, personnellement, je vais vous dire, je n’aime pas le mot tolérance. C’est un mot qui signifie que j’accepte l’autre par condescendance. Non, je n’aime pas ce mot car la ville de Tanger ouvre ses bras à toutes les personnes abstraction faite de race, couleur, religions ou autres. Tanger est une ville qui accepte tout le monde. A Tanger, la convevencia est une manière d’être, innée et naturelle. Pleins de stéréotypes circulent sur le compte des tangérois.es mais c’est plus par méconnaissance de la société tangéroise. D’ailleurs ; les familles les plus anciennes de Tanger sont venues d’ailleurs…à Tanger on sait tendre la main mais on sait aussi respecter la pudeur. Moi je dirai que Tanger est mieux que tolérante, elle est généreuse. Elle fait de la place pour tout le monde… À Tanger, on a une pudeur qui se remarque dans nos rapports, dans nos cérémonies, dans nos réceptions. Les tangérois.es n’aiment pas être envahissant.es. Nous nous définissons plutôt comme «houddiyine» , au sens de respectueux des frontières.

Dans une ville frontalière, le terme «Houddiyine» dans la bouche de Ythimad Bouziane rappelle les limites que les gens s’imposent et que la géographie leur impose également. Le mot traduit également le désir de s’évader, l’appel du large dans une ville cernée par l’eau. Le respect des limites est à la fois présence-absence, attachement à l’espace et quête d’évasion. Interrogée sur la présence de Tanger dans l’espace virtuel du Net, Ythimad Bouziane fait remarquer:
-«Tanger est très présente dans les réseaux sociaux. Mais il ne faut pas oublier que Tanger est aussi présente dans les livres, la peinture, la musique, le cinéma. Plus qu’un espace, Tanger est notre propre mythe présent au quotidien dans nos vies. C’est pour cela que je dis que Tanger est présente en moi depuis ma naissance, mon enfance jusqu’à mon maintenant, c’est pour cela que je dis que nous avons la chance; celle de ces réseaux sociaux qui consignent notre mémoire mais aussi nos quotidiens. La nostalgie nous renvoie au temps qui passe et nous oriente vers le futur. Tanger «Ya Hasra» (hélas) atteste d’un engouement permanent pour un certain Tanger; sauf que maintenant, il est en «one», donc il s’exprime. Sur les réseaux sociaux, on est comme à Souk de Barra, en train de parler, de dire Tanger, de se dire dans Tanger en public. Au fait cela a toujours été le cas, depuis la nuit des temps. On dit Tanger avec des mots, avec des émoticons, des commentaires, des photos, on le concrétise sur les réseaux sociaux. Il a raison Pierre Hamelin, directeur de la librairie des Colonnes de parler du «virus de Tanger». C’est donc cela !
«Tanger a toujours été à l’avant-garde. La mentalité des familles tangéroises longtemps installées dans la ville est plutôt ouverte. Cette ouverture, au sens de cohabitation, n’est pas apparente mais n’oublions pas qu’un nouveau vecteur intervient pour enrichir cette tendance à l’ouverture qu’a la ville, celui de la forte présence des migrant.es, subsaharien.nes et autres. C’est une ouverture sur la mondialisation alors qu’avant les années quatre-vingt dix, c’était une ouverture sur l’Europe uniquement grâce aux médias espagnols puis aux chaînes satellites. La confusion que nous vivions actuellement est due justement à l’incursion de cette mondialisation dans notre quotidien: par exemple, même si je vais caricaturer, je dirai qu’avant j’ai le souvenir de mon grand-père en tarbouch tourki ( le chapeau fes) avec sa djellaba blanche et sa lebda ( tapis de prière) pour aller à la mosquée ; celui de mon père en tailleur et le notre, ses filles, en mini-jupes et les cheveux long relâchés. Mon grand-père était très pieux mais jamais il ne faisait la morale à quelqu’un. Il respectait le choix de tout un chacun. Actuellement, la mondialisation s’exprime dans les habits que ce soit à travers les tenues afghanes pour les hommes, le burqa, ou les jean’s, mais le choix de l’autre n’est pas toujours respecté dans la mesure où certaines personnes se donnent le droit d’houspiller, de critiquer et même de jeter l’anathème sur les autres. C’est une mondialisation qui sous des dehors d’ouverture cache des appétits belliqueux. »

Directrice adjointe de la Légation américaine, Ythimad Bouziane a fait de cette institution le cœur battant de la Médina de Tanger:
-«La Légation américaine est un des monuments les plus anciens de la ville. Elle existe depuis 1821 à Tanger. C’était le cadeau du sultan Moulay Slimane au gouvernement américain, qui ont d’ailleurs pu préserver ce patrimoine historique. Les murs appartiennent toujours au gouvernement américain et c’est géré par une ONG américaine. Située dans un environnement qui connaît beaucoup de glissement de terrain et de problèmes de fissures, le bâti de cette institution ne pouvait être préservé sans l’effort d’entretien consenti par l’ambassade des Etats-Unis. La Légation américaine à Tanger est le seul monument américain qui date de 1821 se trouvant à l’extérieur des Etats-Unis. CClassée patrimoine au début des années quatre-vingt (1983) aux Etats Unis et en 2007 à Tanger, cette institution est le symbole de l’amitié maroco-américaine.
«La Légation américaine joue un rôle très important et très intéressant à Tanger parce qu’en 1999 des intellectuels de la ville ( ingénieurs, historiens, architectes, antropologues ) ont organisé des journées portes ouvertes sur la médina à la Légation et qu’il a été possible de se rendre compte des besoins des habitants. Des cours d’alphabétisation ont été organisés en faveur des femmes de la Médina, puis des activités pour l’autonomisation économique des femmes ont été mises en place au sein même de la Légation. Par la suite, un accompagnement suivi de ces femmes leur a permis de s’approprier de l’espace où elles vivaient (et vivent encore), de l’aimer et de le préserver à leur tour. Le rôle de la Légation est de travailler aussi auprès des jeunes et des enfants et de leur dispenser des cours de soutien scolaire. Ces différentes activités se font grâce à des donateurs, marocains notamment, pour former, chaque année, quinze des meilleurs élèves de la Médina et qui ont une moyenne élevée dans les branches scientifiques parce qu’on veut les orienter vers un bac scientifique. Pour élargir son action à toute la communauté de la Médina, la Légation américaine dispense des ateliers artistiques de peinture. Je dis toujours que la Légation est un avant- goût de la Médina de Tanger parce que le cosmopolitisme est visible dans l’architecture de la Légation qui a une aile mauresque avec son patio, une aile plus occidentale. Cette coexistence de l’architecture marocaine et occidentale reflète la spécifité de l’architecture de la Médina de Tanger.
«I y a aussi une bibliothèque pour la recherche scientifique dotée de huit mille ouvrages et elle est ouverte aux chercheurs. Nous recevons aussi bien des Marocains que des Américains, des européens, des Tunissiens et des Algériens qui viennent faire leurs recherches si c’est un travail comparatif entre leurs villes par exemple et Tanger, ou le Code marocain de la famille et celui de leurs pays. Lors du réaménagement de l’ancien port de Tanger, il y a eu des spécialistes qui sont venus consulter les ouvrages ainsi que les cartes et plans de Tanger.
La Légation américaine joue un rôle dans la vie culturelle tangéroise au niveau des séminaires, des concerts, des tables rondes mais aussi au niveau touristique en tant que musée et au niveau de la recherche surtout en ce qui concerne la sociologie, l’archéologie et l’anthropologie.
Le séminaire d’avril a été créé avec la fondation Tanger médina. C’était pour commémorer le discours de 1947 et ce sont deux jours consacrés à ce séminaire. Chaque année nous préparons une conférence internationale.
«Toutes ces activités contribuent au rayonnement de la ville de Tanger au niveau des Etats-Unis puisque nous sommes une institution américaine, il y a aussi les plateformes internationales au niveau des Etats-Unis comme l’institut américain des recherches maghrébines. Le plus important à retenir c’est que le Maroc est l’un des premier à avoir reconnu les Etats-Unis d’Amérique. En 1777, le Maroc a mentionné « America » dans un contrat commercial. C’est important de faire connaître cette vérité historique aux Etats Unis. »