Elif Shafak, tout d’abord, vous emmène dans un récit extrêmement classique, qui saura satisfaire les amateurs des dernières publications d’Amin Maalouf ou de celles de Jean-Christophe Rufin (deux exemples pris parmi tant d‘autres). Sous des apparences d’une structure complexe, le roman est en fait très simple : Ella Rubinstein mène une vie petite bourgeoise de femme au foyer à Southampton, où elle élève ses deux enfants et ferme les yeux sur les tromperies de David, son époux. Pour s’occuper, elle devient lectrice dans une maison d’édition, qui lui remet un manuscrit à évaluer : l’histoire de l’amitié passionnée entre le derviche Shams de Tabriz et le grand prêcheur soufi Rûmi, qui en deviendra poète. Les témoins de cette amitié et des leçons de Shams se succèdent au fil de chapitres menés par de nombreux narrateurs, constituant ce manuscrit signé d’un Aziz Z. Zahara avec lequel, par pure curiosité, Ella entre en contact et, bien sûr, dont elle finit par tomber amoureuse, pour entrer dans une relation qui changera radicalement sa vie. L’édition est hélas assez bâclée, comme souvent la traduction, mais elle donne une parfaite idée de la philosophie de Rûmi et des quarante Règles de l’amour de Shams de Tabriz : un roman utile et lumineux qui saura être une initiation aux beautés du soufisme. « “Quand j’ai grandi, j’ai demandé à Dieu de me retirer ma capacité à rêver pour que, chaque fois que je Le retrouvais, je puisse savoir que je ne rêvais pas. Il a accepté. Il les a tous retirés. C’est pour cela que je ne rêve jamais.” Shams de Tabriz se tenait maintenant devant la fenêtre ouverte, à l’autre bout de la pièce. Dehors tombait une pluie fine, qu’il a regardée pensivement avant de dire : “Dieu m’a retiré la capacité de rêver. Mais pour compenser cette perte, Il m’a autorisé à interpréter les rêves des autres. J’interprète les rêves.” Je m’attendais à ce que Baba Zaman ne crois pas à cette absurdité et la réprimande, comme il me réprimande tout le temps. Mais au lieu de ça, le maître a hoché la tête avec respect. ” On dirait que tu es une personne très particulière. Dis-moi, que puis-je faire pour toi ? ” »
Philippe Guiguet Bologne