Ce que Sanae El Kamouni a réalisé, pendant un long parcours, ne se limite pas au simple spectacle de l’acrobatie. Elle a sauvé des jeunes et assuré la pérennité à un art traditionnel jusqu’à l’internationaliser. Aujourd’hui, elle pousse haut son ambition et veut créer la maison de l’acrobatie marocaine à Tanger.
Voici un excellent profil à soutenir et encourager. Entretien.

Comment définissez-vous votre travail? Vous êtes manager de projets artistiques, vous faites de la mise en scène de spectacles, vous gérez une troupe constituée de plusieurs jeunes… Comment une jeune femme arrive finalement à réussir toutes ces missions et même à signer une belle succes-story ?

Il est difficile pour moi de rentrer dans une seule et unique case. Quand j’ai créé la compagnie avec mon ami Aurélien Bory en 2003, je voulais valoriser des artistes acrobates traditionnels qui étaient marginalisés et pas reconnus en tant qu’artistes.
Ces artistes vivaient d’animations dans les hôtels et dans les rues, et les plus chanceux vivaient grâce à des contrats obtenus dans des cirques traditionnels en Europe où ils étaient souvent exploités. Au départ de mon projet, il y avait donc une dimension sociale et militante.
En mettant en avant ces artistes, je souhaitais aussi donner un nouveau souffle à l’acrobatie marocaine, tradition ancestrale et joyau de la culture marocaine qui était en voie de disparition.
Donc, au début de l’aventure, j’ai tout fait. J’ai construit le projet de la compagnie et sa ligne artistique, j’ai produit les premiers spectacles, je les ai diffusés…
J’ai également fait énormément d’assistanat social, certains profils dans la compagnie avaient besoin d’un accompagnement important.
Ma double formation, de juriste et ingénieur en management culturel, m’a été très utile.
En occupant toutes ces fonctions, je n’étais pas seulement la directrice de la compagnie. J’étais aussi garante de son bon fonctionnement ainsi que de la qualité de son travail.
Toutes les responsabilités reposaient au départ uniquement sur mes petites épaules de jeune fille de 25 ans.
Ceci dit, le début de notre aventure n’était vraiment pas simple. J’étais très jeune, un peu naïve, et surtout une jeune femme seule face à une équipe masculine. J’ai tenu bon, car j’étais convaincue de l’intérêt de mon projet et de son impact sur la scène culturelle marocaine.
Je me suis aussi énormément attachée aux artistes, à leurs familles, à leurs conditions sociales.
Ces dernières années, le fonctionnement de la compagnie a mûri et évolué.
Au bout de seize ans d’existence, nous avons fait le bilan. D’un côté nous avons réussi une belle success-story et de l’autre le projet n’évoluait plus.
J’étais usée et dépassée par la dimension sociale du projet. Heureusement que certains artistes ont compris mon projet, ont profité intelligemment de cette aventure pour construire un réel parcours professionnel. Ils se sont fixés des objectifs et ont fait preuve d’une grande motivation. D’autres, malheureusement, se sont installés dans une zone de confort et étaient moins impliqués dans le projet.
Avec mes deux collaborateurs, Jean-François Pyka et Pauline Horteur, nous avons donc décidé d’ouvrir la compagnie à des jeunes talents, à cette nouvelle génération d’artistes urbains qui a beaucoup à dire et qui mérite qu’on lui donne l’opportunité d’exister et de s’exprimer à travers un projet comme le nôtre. Je dirai même, qu’au bout de seize ans, il était de notre devoir d’accueillir de nouveaux artistes. Nous souhaitions leur donner l’occasion de s’accomplir grâce à un projet atypique et d’envergure internationale. L’idée était aussi de travailler avec des artistes qui eux même sont porteurs de projets, des artistes qui ont une vision artistique et une envie de faire évoluer encore le projet.
Nous souhaitons être une pépinière de talents, au delà de nos créations et de tout le travail que nous faisons au Maroc pour ancrer les pratiques circassiennes, nous travaillons avec acharnement sur le projet d’un lieu, une sorte de maison pour l’acrobatie marocaine, on aimerait ainsi créer à Tanger le premier lieu d’arts acrobatiques au Maroc.
Un lieu de formation, de transmission, de création et de production de spectacle.
Un lieu de proximité où la culture sera démocratisée et accessible à tous.
Un lieu avec une programmation exigeante et une biennale de cirque contemporain qui présentera le meilleur de la création circassienne tout en faisant découvrir aux professionnels et programmateurs internationaux le travail des compagnies de cirque marocaines afin de les inviter dans leur programmation.
Tanger, pour moi, doit devenir, une référence pour le cirque marocain, après tout et historiquement, elle est le berceau de l’acrobatie marocaine!

Vous avez ressuscité les spectacles de l’acrobatie à Tanger et même rendu célèbre une troupe de jeunes qui étaient encore inconnus avant votre projet. Comment expliquez vous cet énorme succès international?

Les acrobates marocains appartiennent à la confrérie de Sidi Ahmed ou Moussa, c’est pour ça qu’on dit «Oulad Ahmed ou Moussa», l’appartenance à la confrérie est forte dans la pratique en elle-même mais aussi dans la croyance des artistes. Il y a peut-être la Baraka de Sidi Ahmed ou Moussa qui nous a toujours accompagné!
Nous avons eu beaucoup de chance dans notre parcours. La première chance fut ma rencontre avec Aurélien Bory, je lui dois énormément ! Il a grandement participé au succès de cette aventure.
C’est en effet, cet immense artiste, qui m’a ouvert les portes de sa compagnie, la compagnie 111, il m’a écouté avec beaucoup d’intérêt et il a trouvé l’idée de mon projet extrêmement juste et intéressante. Il m’a toujours soutenu dans les moments difficiles, et croyez moi nous en avons eu beaucoup. Artistiquement d’abord, mais aussi financièrement, à travers sa compagnie.
Aurélien Bory a aussi signé la mise en scène de notre premier spectacle à succès: TAOUB.
Il nous a aussi ouvert la porte de son réseau, c’est grâce à lui, qu’en 2004, Marc Fouilland fait le pari fou de nous programmer dans son festival CIRCA à Auch, référence internationale en matière de cirque contemporain.
CIRCA se caractérise par une programmation d’exception, qui présente les meilleurs spectacles venus du monde entier, c’est aussi un festival qui réunit des programmateurs venus des quatre coins de la planète.
En jouant à CIRCA, cinquante programmateurs sont venus voir le spectacle, et quatre-vingt dates ont été vendues pour la saison suivante. Cela a conforté notre notoriété auprès du public et des professionnels, c’était le début de l’aventure!
Consciente que le succès d’un seul spectacle ne suffisait pas, il fallait assurer la qualité des spectacles suivants.
Mon rôle en tant que directrice de la compagnie est justement de veiller à la ligne artistique du projet en choisissant soigneusement les différents collaborateurs. Je suis très heureuse de constater qu’après dix huit ans d’existence, nous réussissons à maintenir la qualité de notre travail tout en continuant de surprendre notre public. J’ai tenu à ce que chaque collaboration apporte quelque chose de nouveau aux artistes et au projet. Il fallait que l’on reste dans un questionnement permanent.
Aujourd’hui, notre compagnie s’est affirmée et est devenue une référence dans le réseau circassien mondial, il ne faut donc pas baisser la garde. Pour moi, il n’y a que le travail qui paie et on continuera à porter ce projet avec acharnement en défendant les valeurs qui nous animent.

En plus du beau spectacle, les acrobates de Tanger sont d’une rigueur exceptionnelle. Quelle est la philosophie que Sanae El Kamouni leur a inculqué si fort au point que tout le groupe en soit si respectueux?

Je ne sais pas si on peut parler de rigueur au début de l’aventure. Les acrobates traditionnels apprennent à la dure avec des maîtres acrobates, ils ne s’échauffent pas et ne s’étirent pas après l’effort. Ils font les mêmes figures qui forment le répertoire de l’acrobatie marocaine. C’est d’ailleurs sûrement leur force!
Mon projet les emmène ailleurs, nous ne sommes plus ici dans une démarche de répétition de figures existantes, nous sommes dans une démarche d’écriture, de recherche, nous questionnons le répertoire de l’acrobatie marocaine… Nous avons essayé à travers ce répertoire de raconter des histoires, de créer à partir des figures existantes de nouvelles figures.
Tout était nouveau pour les artistes, ils ne se produisent plus dans les hôtels, sur les places publiques ou encore dans les cirques traditionnels sous l’emprise d’un Moqqadem, ils jouent désormais dans des théâtres et festivals et présentent des spectacles qui durent plus d’une heure. Ils enchaînent beaucoup de dates. Il leur aura fallu du temps pour prendre conscience de l’exigence d’écriture dans nos différents spectacles, de la nécessité de prendre soin de leurs corps et de comprendre aussi les codes des réseaux qui nous accueillent. Il leur aura fallu aussi gagner en autonomie et se libérer des anciennes pratiques, apprendre à exister soi-même, prendre le droit et la liberté de s’exprimer en tant qu’individu et en tant qu’artiste. La rigueur s’est donc installée progressivement, Ce fut un long processus!
Aujourd’hui, l’équipe est complètement autonome, la rigueur est leur mot d’ordre, les artistes sont exigeants dans leur travail, et maintiennent une recherche permanente.


Nous avons ouvert la compagnie à d’autres artistes avec des univers complètement différents comme la danse, le footfreestyle, ou bien le taekwondo… cela a permis de créer un dynamisme intéressant et a donné un nouveau souffle à la compagnie.
Est ce que le monde du spectacle et des arts a été votre seule et vraie destinée ou c’est par peur hasard que vous vous êtes retrouvés dans ce monde si passionnant ?

Depuis toute petite, je rêvais de devenir comédienne, j’ai donc pris des cours de théâtre très jeune, j’ai aussi grandi dans une famille de mélomane où le tourne disque n’arrêtait pas de jouer. Mes parents m’ont fait aimer l’art d’une manière générale tout en restant vigilants à ce que ça reste un loisir et que cela ne devienne surtout pas mon métier. Ils estimaient, comme beaucoup de personnes, qu’il n’y avait pas d’avenir dans le milieu du spectacle.
J’étais studieuse, j’ai respecté les règles, d’abord en obtenant un bac scientifique, en partie pour faire plaisir à mon père, pour ensuite passer une maîtrise en droit privé français en axant mon mémoire de fin d’étude sur le statut juridique de l’artiste marocain.
En parallèle des années d’étude de droit, je travaillais dans le secteur culturel que ça soit en bénévolat avec Tanjazz et le festival du théâtre amateur ou en travaillant à l’Institut français sur le festival «Les Nuits de la Méditerranée» et «le Salon International du livre de Tanger». Je faisais également partie de la comédie de Tanger.
Après mes études de droits, j’ai décidé de travailler dans le milieu culturel, et comme je n’aime pas faire les choses à moitié, j’ai mis mes parents devant le fait accompli, et je suis partie en France passer une maîtrise en management culturel et un DESS d’ingénieur en management culturel avec comme spécialité le spectacle vivant. J’ai ainsi effectué plusieurs stages professionnels dans différents Théâtres en France afin d’acquérir le maximum d’expérience. J’ai aussi pris beaucoup de cours de théâtre, d’écriture… J’ai également participé à la création d’un festival de théâtre à Dijon.
Après mes études en France, je suis rentrée au Maroc avec des idées plein la tête, j’ai réussi à décrocher le poste de responsable d’actions culturelles à l’Institut français de Tanger et c’est dans le cadre de mes fonctions que mon projet a mûri et est devenu une évidence.
L’institut français m’a d’ailleurs beaucoup aidé et encouragé en produisant notre premier spectacle TAOUB.
Après les dates de TAOUB à CIRCA, j’ai dû prendre une décision. J’ai démissionné de mes fonctions à l’Institut français de Tanger et je suis partie vers l’inconnu. J’avais alors la responsabilité d’un projet à construire et consolider ainsi que l’avenir de douze jeunes artistes entre mes mains.
Pour moi, c’était d’une évidence, c’était ma destinée!

Après Taoub, l’un des meilleurs spectacles que vous avez présenté au Maroc et en Europe, quelles ont été vos autres activités et avez-vous réalisé d’autres projets que vous comptez présenter bientôt à Tanger ?

Aujourd’hui, notre compagnie a cinq spectacles dans son répertoire avec plus de 1600 représentations à travers le monde joués dans des lieux mythiques comme le festival d’Avignon en In, Queen Elisabeth Hall à Londres, Théâtre New Victory à New York, Festival d’Adélaïde en Australie, Théâtre Métropolitain à Tokyo, Théâtre Chaillot à Paris, Théâtre du Rond point à Paris, Festival CIRCA…
Par ordre chronologique, nous avons créé TAOUB en 2004 par Aurélien Bory, Chouf Ouchouf en 2009 par le duo Zimmermann & De Perrot, Azimut en 2013 dans le cadre de Marseille capitale européenne de la culture par Aurélien Bory, HALKA en 2016, première création collective de la compagnie et enfin FIQ! (réveille-toi) en 2019 circographié par Maroussia Diaz Verbèke.
FIQ! reste notre actualité, nous travaillons sur une tournée marocaine que nous espérons réaliser en 2023. J’espère que la vie reprendra son cours normal d’ici là.
Nous travaillons aussi sur le projet du lieu à Tanger, que nous espérons réaliser dans un avenir très proche!
En attendant, nous continuerons à honorer Tanger et le Maroc en jouant FIQ! dans le monde entier avec plus de quatre-vingt dates pour cette saison.

Propos recueillis par A. R.