Cette semaine, j’ai visionné une vidéo récente qui parle encore de Tanger et qui s’attarde pour la énième fois sur la Beat Generation (BG), à croire que sans la BG, Tanger n’existerait pas.
Pour les trente-six milliards de fois, le nom de Paul Bowles est scandé tel un Moïse qui a scindé l’Atlantique en deux pour dévoiler l’existence de Tanger. On lit même dans beaucoup d’articles que c’est Paul Bowles qui a fait connaître Tanger aux Américains. Rien que ça. Comme toujours, Bowles est présenté comme la star qui a permis d’illuminer de sa présence une ville obscure.
Disons-le tout de go : je connais, comme beaucoup de personnes, de quoi était faite la vie de Paul Bowles, mais je connais surtout son œuvre ; et je le dis sans ambages : ses livres me sont toujours tombés des mains, malgré toute ma volonté de les terminer. Je suis de ceux qui s’obligent à terminer les livres des écrivains qui leur déplaisent juste pour savoir pourquoi ils leur déplaisent. Et je peux affirmer que je n’ai jamais été conquis ni par Après toi le Déluge, ni par Un thé au Sahara, ni par La Maison de l’araignée, ni par La Jungle rouge, ni par ses recueils de nouvelles tels que Réveillons à Tanger, Paroles malvenues, Le Scorpion et autres. Trop de dilettantisme, d’exotisme, d’orientalisme et de clichés à l’emporte-pièce tuent la littérature. Il serait long d’expliquer dans le détail pourquoi je n’aime pas les romans de Paul Bowles, et ce n’est d’ailleurs pas le propos ici. Pour moi, et cela n’engage que ma modique personne, Paul Bowles est un mauvais écrivain. Point barre. Je sais ce que je dis, car moi aussi, de la médisance d’une grandissime référence tangéroise en matière de littérature, je suis un mauvais écrivain. Et entre mauvais écrivains, on se reconnaît.
Cela dit, ce n’est point que Bowles soit un bon ou un mauvais écrivain qui m’interpelle (je m’en soucie comme de mon premier point noir) ; c’est surtout la place qu’on s’obstine à lui réserver chaque fois qu’on prépare un reportage sur Tanger et chaque fois qu’on aborde la littérature tangéroise ; comme si cette dernière n’avait aucune saveur sans lui, n’existait pas avant lui et ne lui survivrait pas.
Non, messieurs-dames, Paul Bowles et toute la clique de la Beat Generation ne valent pas grand-chose devant l’histoire de Tanger. La BG est une parenthèse parmi tant d’autres, et elle n’est pas la plus belle des parenthèses, au grand dam de ceux qui continuent à la sublimer.
Je n’ai rien contre Paul Bowles en personne, ni contre Jack Kerouac, ni contre Allen Ginsberg, ni contre William Burroughs, ni contre les autres. Au fond, si j’étais à leur place, j’aurais fait la même chose ; c’est-à-dire, ayant entendu parler d’une ville internationale au nord du Maroc où il fait bon vivre, où tout est permis, où je consommerais jusqu’à satiété de la drogue et du sexe, où j’évacuerais mon anticonformisme véridique ou factice, où je pratiquerais sans crainte aucune ma rébellion, où j’afficherais avec un plaisir narquois mon effronterie, où je laisserais libre cours à mon esprit fatigué, à mon destin cassé, où j’impressionnerais les indigènes qui me prendraient pour un grand artiste, j’aurais sans sourciller sauter sur l’occasion pour me la jouer artiste et écrire des livres, car je saurais que tous les navets que j’accoucherais seraient pris pour des chefs-d’œuvre.
Je ne dis pas que tout ce qui a été écrit par la BG soit du navet, mais c’est loin d’être des chefs-d’œuvre. La vérité est que les membres de la BG n’étaient rien d’autre que des jeunes hommes perdus, en mal de vivre, des drogués, des désœuvrés qui avaient débarqué à Tanger non pas pour guérir de leur mal du siècle, mais pour le vomir, sans savoir que leurs déjections seraient prises pour de la littérature. Le pire, c’est que l’on continue, à ce jour, de considérer leur vomissement comme un délicieux plat qu’on sert avec autant de plaisir et sans discontinuer. (Désolé pour l’image écœurante, mais c’est celle qui m’est venue spontanément et je la garde).
La Beat Generation n’est qu’une bande de petits bourgeois en mal d’aventures, à la recherche des sensations fortes et des multiples jouissances, qui a pondu quelques textes, qui a été portée au panthéon par certains étrangers de Tanger du même acabit et par beaucoup de Marocains franchisés qui restent fascinés par tout ce qui est occidental, même si ça sent le maroilles.
Quand je poursuivais mes études en France, il m’arrivait de parler à des amis étudiants de diverses nationalités, dont l’Américaine, du Tanger international. Mes amis en connaissaient quelques bribes, mais jamais, au grand jamais, ils n’avaient la moindre idée sur la Beat Generation, encore moins sur Paul Bowles. La BG était inconnue aux étudiants, mêmes américains. Simple ignorance de leur part ? Peut-être ; toujours est-il que Paul Bowles et compagnie n’avaient pratiquement pas de place dans leur histoire littéraire, ils avaient tout un trône dans la nôtre. Nous les avons placés sur le piédestal de la seigneurie littéraire et artistique alors qu’ils n’avaient rien écrit qui révolutionnât le cours de la littérature marocaine, encore moins mondiale, et qu’ils exécraient de surcroît les indigènes, sales et incultes, que nous fûmes pour eux. La clique de la BG ne continue de vivre que dans la bouche de ceux qui ont fait d’elle et de Tanger leur fonds de commerce. Pourquoi donc sommes-nous les seuls à faire tout ce tralala pour un Bowles qui a écrit de très mauvais romans ? Qui était un très mauvais compositeur ? Qui abominait, cela dit en passant, les Marocains ? Pourquoi continuons-nous à associer l’histoire littéraire et artistique de Tanger aux seules figures de Bowles et de la BG ?
Ce n’est pas Paul Bowles ni la Beat Generation qui ont fait Tanger, c’est Tanger qui les a faits. Tanger est plus grande que tout cela. Tanger n’a pas commencé avec la Beat Generation et n’est pas fini avec elle.
Il ne s’agit pas de rayer de la carte l’héritage littéraire et artistique des membres de la BG. Ces derniers font partie de l’histoire de Tanger, certes ; ils ont contribué à leur façon à la renommée de la ville, sans doute ; ils se sont largement servis d’elle, assurément ; mais ils sont le passé et on doit les remettre à leur juste place, c’est-à-dire dans l’archive et non pas au présent. S’en dessaisir une fois pour toutes, c’est aller de l’avant.
Ce n’est pas le Tanger international qui m’intéresse, c’est le Tanger contemporain, et dans ce Tanger-là, il n’y a plus de place pour Bowles ni pour la Beat Generation.

Mokhtar Chaoui