Yannick Haenel aurait dû intituler ce récit « Le sens de la grâce », qui sans doute entre dans le palmarès de ses meilleurs livres. Quel rare sens de l’écriture ! Quelle acuité sur le monde et l’altérité ! Mais, disons-le, on sent aussi nettement qu’en tant qu’intellectuel, intériorisant sentiments et paroles, il peine à actualiser son expérience pour la ramener au présent : il est bien plus proustien que genétien, incontestablement. Il appartient à la veine des écrivains eurydiciens, de ceux qui regardent, se retournent, et pourtant ne peuvent rien pour leur monde. Probablement est-ce pour cette raison qu’il a récemment tenu à couvrir le procès des criminels des attentats du Bataclan : afin d’enfin écrire dans et pour son présent. Mais n’est pas Sartre qui veut, et c’est très bien ainsi. « Le sens du calme » forme une compilation de textes qui parfois sont écrits pour l’ouvrage, et qui d’autres fois viennent, on le sent, d’inspirations différentes, ce qui rend finalement le corps du livre d’autant plus vivant. Il nous emmène ainsi, en quelques récits, de longs fragments, sur ces faîtes où un sentiment, une expérience, fondent ce que nous deviendrons toute une vie. D’une photographie du gamin juif dans le ghetto de Varsovie visé par une troupe nazie à Ziggy Stardust de David Bowie, d’une amourette dans un hôtel borgne londonien aux frasques d’un séjour à la Villa Médicis, de Cy Twombly à Flaubert, l’auteur nous amène dans ses souvenirs de là où la vie l’a interrogé, l’a métamorphosé, la fait devenir l’homme et l’écrivain qu’il est aujourd’hui. Un chapitre sur un séjour, un hiver, à Turin, est particulièrement remarquable, à la fois surréaliste et halluciné, religieux et barbare. Il y est un immense écrivain. « J’ai passé un hiver seul dans une chambre. C’était à Turin, sous les toits, au bord du Pô. Les cloches de la Gran Madre Di Dio donnaient sur mes fenêtres. Je voyais les collines et le ciel. Les cloches sonnaient toutes les heures ; elles s’arrêtaient la nuit pour reprendre à huit heures.
Comment s’appelle cette liberté qui s’ouvre dans la solitude, qui vous arrache aux critères, à l’échange, à la durée ?
La lumière était si nouvelle, et le ciel si clair, sans jamais un nuage, qu’au début mes yeux pleuraient.
Pourquoi étais-je là ? Pour rien sans doute. J’entrais doucement dans cette dimension où il n’y a plus de pourquoi. Où la solitude, les fenêtres, le ciel du soir et les fleuves sont sans pourquoi. »
Philippe Guiguet Bologne