Par Mustafa Akalay Nasser
UPF de Fès
Le cinéma colonial dans son ensemble a tendance à valoriser le monde rural, les parages arides et rocheux. Bref tout ce qui n’est pas la ville, qu’il s’agisse d’expéditions militaires ou d’explorations géographiques, la campagne plus que la ville, offre l’attrait du mystérieux, de l’inexploré, du risque aussi.
Pourtant la colonisation a commencé par celle de ces villes bien avant l’arrière-pays, qui ont été pacifiées, protégées et modernisées. Ce qu’elles ont gagné en confort, elles l’ont perdu en présence et exotisme. Le Maroc a été la terre d´accueil d´un imaginaire urbain privilégié, ainsi de nouvelles manières de «faire la ville» et d’organiser le territoire sont imaginées et promues. La ville nouvelle a été une occasion formidable pour les architectes et urbanistes présents au Maroc de mettre en œuvre des principes d’un urbanisme expérimental à base, des procédures et des techniques pratiques qu’ils estimaient modernes et novatrices. Le but ultime de cette nouvelle science de planification urbaine était «la beauté et le bien-être du monde futur». Ceux-ci passaient par des villes qualifiées de modernes, efficaces, rationnelles et pratiques. Chaque ville coloniale prédéterminée par ses fonctions, commerciales, culturelles, ou administratives possède en outre ses attributs touristiques.
La médina reste mystérieuse ou du moins difficile à appréhender. Le cinéaste, privé de ses références habituelles, se trouve désarmé devant une cité asymétrique parce que distincte et dont la structure dédaléenne le désoriente et la qualifie d’impénétrable. Flou artistique ou flou mystérieux la médina se dérobe au cinéaste français ou espagnol qu’elle inquiète et angoisse. C’est donc un ensemble complexe traditionnellement présenté comme un labyrinthe sombre, qui semble avoir, à priori, une configuration spatiale « anarchique » et « désordonnée » où le réalisateur se sent très éloigné, il éprouve le plus souvent une sensation de malaise dû en grande partie au fait qu’il ne parvient pas à appréhender la ville et le peu qu’il en découvre, ou croit comprendre ne fait que croître son anxiété, elle apparaît dans ses images sombre, lugubre, tortueuse. Son point de vue est celui d’un européen venant naïvement découvrir de l’extérieur la vie et les us et coutumes d’un pays exotique et s’inscrit dans ce discours ethnocentriste de certains historiens et orientalistes qui voient cette médina comme une sorte de puzzle éclaté, de dédale sans sortie aux rues identiques et aux impasses multiples, un fouillis de venelles en désordre, autrement dit un maquis carcéral: «En 1937, c’est Alger que choisit Julien Duvivier pour situer l’action de Pépé le Moko, son chef d’œuvre. Gabin y est un voyou séduisant dont la Kasbah est le royaume, Il en dévale les rues avec ivresse. Il y chante, il y danse, mais c’est pour lui tout autant une prison qu’un refuge. Du fond de ce maquis citadin, il rêve de Paris, comme quoi une ville peut en cacher une autre ville»1.
La ville reste la parente pauvre du cinéma colonial toujours présente dans les récits de touristes, elle est pratiquement absente dans les films coloniaux comme le rapporte Jean Claude Bonnet dans ce qui suit: «Tanger à l’écran n’a jamais servi de cadre à un chef d’œuvre équivalent et pour évoquer ses noces hasardeuses avec le cinéma, on pourrait commencer en forme de constat, par une litanie négative: aucun cinéaste ne s’est passionné pour cette ville dans sa totalité…Dans la plupart des films réalisés autour des années cinquante, la référence à Tanger tend à se réduire à la magie incantatoire du nom qui barre en majuscules les affiches. Tanger de Georges Wagner est tourné exclusivement à Hollywood comme tout un ensemble de films américains de série. Dans ces années-là, c’est principalement en studio qu’on recréait l’espace imaginaire et exotique des villes. Macao, l’enfer du jeu (1940) de Jean Delannoy est réalisé à Nice aux studios de la victoire et Casablanca (1943) de Michael Curtiz est aussi tourne en studio. Dans Mission à Tanger (1949) d’André Hunebelle, presque aucune séquence n’a été tournée sur place. Mila Parély m’a confirmé qu’elle n’était pas venue au Maroc à cette occasion. Raymond Rouleau a déclaré qu’il n’y avait séjourné que 18 heures, et en plus c’était à Rabat. Plusieurs critiques ont noté cette absence patente de Tanger dans le film ». 2
Tanger à travers le film d’aventure et le genre policier, est consacrée comme la capitale trouble de tous les trafics. Tanger, capitale du vice, de la drogue, des femmes, du jeu, des trafiquants: «Elle n’est au total qu’une somme de passages, de traversées ? Ici l’exotisme ne peut qu’être bâtard, hybride, trafiqué, louche, interlope. Complètement prostitué et pourri : c’est même là toute la mythologie de l’actuelle Tanger n’en finissant pas de regretter nostalgiquement ses anciennes perversions. D’un exotisme qui ne serait donc à lui-même que sa propre dégradation. C’est vraiment limité comme on dit. Car il y a bien longtemps qu’une certaine authenticité arabe n’est plus de mise en de tels lieux, s’y est irrémédiablement compromise et perdue. Pour le dire autrement, Tanger, c’est un ailleurs minimaliste, c’est le moins que l’on puisse faire pour se croire en Afrique, mais vraiment le moins du moins». (Alain Buisine: L’Orient voilé Zulma 1993).
Le cinéma colonial espagnol, dont le tournage de 213 films au nord du Maroc entre 1909 et 1956 est aussi important que son pareil français. C’est un cinéma qui est à ses débuts à la recherche de thèmes exotiques pour assouvir un public de la péninsule, attiré par l’exotisme et l’aventure coloniale. Il est peu enclin aussi à filmer la ville de Tétouan, il est porté sur les extérieurs, et la place d’Espagne o El Feddan, lorsqu’ elle est filmée apparaît comme élément décor de même que la ville traditionnelle perçue comme inabordable et dangereuse: Pas un trait authentique, pas un détail précis, l’histoire est transportée dans le cadre typique et pittoresque de Tétouan sans que le décor ajoute quoi que ce soit à l’intérêt général de l’aventure. L’habitant de cette ville est souvent décrit comme ce sauvage, méchant, fanatique, donc ce traître, caché dans un coin de rue prêt à sortir son arme blanche pour égorger le premier venu dans ce cas le légionnaire.
Si l’on réduit à ce que le cinéma colonial nous a offert, le bilan est tellement curieux et parfois un peu décourageant, du moins a priori, en ce qui concerne le protectorat espagnol, est le film le plus représentatif de ce cinéma est français «La Bandera inspiré du roman de Pierre Marc Orlan, le meilleur sur la légion, expression maximale du cinéma colonial français, avait le soutien des commandants de la Légion, comme en témoigne le dévouement qui apparaît au générique et dans la publicité commerciale: Ce film de Julien Duvivier est dédié à Franco, chef d’état-major général de l’armée espagnole à l’ époque. «La bandera» fut tournée en (1935), dans l’ex- zone espagnole du Maroc, parmi les troupes du «Tercio»3 commandées par un homme qui n’allait pas tarder à faire parler de lui, le général Franco. Le film, qui lui fut dédié, décrivait assez bien l’existence des soldats dans leur casernement et les postes isolés»4… Le choix des acteurs masculins incarnant les principaux personnages de «La bandera» fut judicieux et il est impossible, lors d’une relecture, de ne pas évoquer Gabin. Aimos et le Vigan dans les portraits qu’en trace l’écrivain. Pierre Renoir est une silhouette fortement buriné. Quant à Annabelle, elle incarne une Marocaine telle qu’un scénariste peut le concevoir dans son appartement de Passy , c’ est à dire que son personnage ne possède guère d’ attache avec la réalité5 .
«Pierre Gilieth (Jean Gabin qui affûte ses armes de mauvais garçon et d’irrésistible séducteur), étrangleur fortuit doit prendre le large. Selon les tropismes de l’époque, sa cavale l’entraîne vers le Sud: l’Espagne puis la zone espagnole du Maroc où la Légion étrangère fait le coup de feu contre les rebelles, c’est-à-dire les indigènes, et offre à tous les hors la loi une période d’oubli et éventuellement de rachat sous des cieux anonymes. Certes on voit quelques pans de casbah, un fortin dans la caillasse, du sable chaud et du soleil brûlant, quelques stipes et troncs de palmiers et de rares bédouins en fond d’écran et puis l’inévitable bordel où se croisent les désirs et les nostalgies venues de nulle part, à travers les amours fugaces des soldats de la garnison et les pensionnaires du quartier de prostitution à Casablanca «bousbir»6 .
Pour conclure on peut dire que la ville marocaine dans le cinéma colonial n’y figure qu’à titre de cadre spatial en tant que décor exotisant, elle est ainsi déréalisée déterritorialisée au sein de scénarios régis d’une focalisation externe: Par exemple André Bazin: «Le Tanger qu’on nous montre ici est une ville plus ou moins méditerranéenne et anonyme, dont les hôtels luxueux et les bars où se coudoient les aventuriers internationaux, ressemblent à cent autres décors de ce genre, traditionnels au cinéma». (Le Parisien libéré, 18 Juillet 1949).7
1Jean Claude Bonnet : Tanger à l’écran. In Tanger Espace imaginaire, école supérieure Roi Fahd de traduction Tanger 1982. PP.139-140.
2 Ibidem.P.139
3 La Légion espagnole, autrefois appelée Tercio de Extranjeros (le bataillon des étrangers), fut créée grâce aux efforts du lieutenant-colonel d’infanterie José Millán-Astray.
4Pierre Boulanger : Le cinéma colonial. Éditions Seghers 1975. P.107.
5Ibidem.P.108.
6André Videau : La Bandera, Ciné expo : le cinéma français, Musée de l’histoire de l’immigration.
7Jean Claude Bonnet : Tanger à l’écran. In Tanger Espace imaginaire, école supérieure Roi Fahd de traduction Tanger 1982. P.139.