La ville nouvelle ou l’Ensanche1 de Tétouan est née et s’est développée avec une homogénéité et une cohérence formelle remarquables, grâce à la répétition d’un système de parcellisation et d’une typologie architecturale, équilibrée par la singularité de certains éléments structurants: des rues rectilignes, des zones définissant les espaces publics et privés, une distribution des usages et activités, ainsi qu’une faible hauteur du cadre bâti. Loin de produire un effet, monotone; la variété des façades, associée à l´occupation dense des îlots, introduit une diversité soit par les dénivellations du relief ou soit par l´étroitesse des étendues.
Le plan d’extension2 apparaît lors du XIX siècle dans l’histoire de la planification urbaine ibérique comme la solution idéale, capable de maîtriser et de rationaliser l’espace urbain; c’est l’ingénieur catalan Ildefonso Cerda3 qui va la codifier dans cette grande et première charte d’urbanisme qu’est la théorie générale de l’urbanisation.
La ville nouvelle ou l’Ensanche se tourne beaucoup plus vers l’extérieur que la ville traditionnelle marocaine; la sensation d’intimité, qui confère à cette médina tant de charme, se gomme au profit de l’ampleur. Les espaces à l’air libre dressent les immeubles et les monuments en plein ciel: dans une ville comme Tétouan; la proche campagne s’aperçoit d’un bout à l’autre des rues. Il résulte de cette volonté, une clarté du plan, une lisibilité qui frappe, dès le premier contact. A l´origine rigide et répétitif, l’Ensanche, devient en fait le support d´une architecture importée et d´un syncrétisme stylistique.
Appartenant à la fois à la tradition et à la modernité et loin de s´imposer comme loi exogène, l´architecture coloniale rassemble plutôt des éléments matériels et symboliques, disparates et contradictoires appartenant à deux architectures différentes.
Dans ce modèle urbain, comment s’insèrent les valeurs de cet urbanisme colonial? L’effet de surprise, habituel dans la médina s’efface souvent ou du moins s’atténue en raison de la hiérarchisation des espaces délimités, des itinéraires contrôlables, de l’ampleur des places et de la régularité des rues. Ainsi le plan en damier rigide et sec à l’origine devient de fait le support de la variété architecturale et de l’exubérance décorative.

L’architecture espagnole á Tétouan:
Un patrimoine partagé

Un examen superficiel des principales réalisations de la zone septentrionale marocaine pourrait faire douter de I’ existence d’une architecture espagnole, tant elles accusent de diversité entre elles et de parenté avec certains monuments autochtones. Cependant, si l’on considère l’architecture coloniale dans son ensemble et non plus à travers quelques réalisations, on s’aperçoit qu’elle représente l’image la plus exacte que les diverses architectures espagnoles et européennes, se sont données d’elles-mêmes au cours de leur réalisation sur le sol nord-marocain durant 43 ans.
Sur le plan de l’architecture, l’intervention espagnole a pris des aspects différents, mais c’est sûrement á Tétouan qu’elle s’est présentée sous la forme la plus riche: «Dès les années 1920, Tétouan prit les allures d´un immense chantier où les bâtisseurs allèrent expérimenter différents courants de l´architecture moderne. Quel que fut le style qu´ils choisirent, l´avant-garde fut souvent tempérée par l´art traditionnel marocain. Á Tétouan, l´héritage architectural s´inscrivit aux côtés des différents styles modernes européens. De nombreux édifices de l´Ensanche arborent sur leurs façades le répertoire architectural et ornemental arabo-islamique. Pour beaucoup d´architectes espagnols, la fonctionnalité et la beauté des formes étaient des principes ancestraux de la cité d’Al Andalus, et devaient être appliqués normalement dans l´urbanisme moderne. Ce n´étaient pour eux qu´un retour aux sources». 4
En effet, les débats et les courants qui ont marqué l´Espagne au tournant du 20 siècle :éclectisme, rationalisme, art nouveau puis dans l’entre –deux- guerres, avec l’apparition des courants art déco, moderniste, fonctionnaliste, régionaliste, franquiste , ont trouvé de bons interprètes en la personne d’architectes -(Carlos Ovilo, José Luis Gutierrez Lescura, Casto Fernandez Shaw, José Larrucea Garma,José Miguel de la Cuadra Salcedo, Alfonso de Sierra Ochoa, Francisco Hernanz , José Anton, Juan Arrate, José Maria Bustinduy, José Maria Tejero, Cruz Lopez Muller, Manuel La Torre- arrivés à Tétouan pour réaliser leurs idéaux et exprimer leur liberté créative.5
En analysant l´évolution de l´architecture espagnole à Tétouan, on a cru déceler trois styles :


Le style arabisant (1915-1931), Il caractérise les constructions de la première période et fonde un style protecteur6 qui contribue à donner une grande cohérence aux édifices bâtis. Les architectes Carlos Ovilo Castelo et José Luis Gutierrez Lescura ont cherché une synthèse entre la tradition et modernité dans leurs œuvres qui s´enracine dans le style arabisant. L’arabisance7 en architecture est une forme de l’orientalisme qui se manifeste quasiment dans toute l´Europe. Elle est le résultat de l’intérêt intellectuel, scientifique et politique qui est porté à cet héritage au cours du XIXº siècle. Elle s´intéresse avant tout à identifier un répertoire d´éléments décoratifs et stylistiques, de les réduire á l´état de stéréotype aisément utilisable dans une démarche éclectique par simple substitution.
Le style art déco (1931-1936) a été introduit par les architectes avant- gardistes de la génération 25 de l´école d´architecture de Madrid, et où un goût marocain se forge fondé sur l´observation et la comparaison, et particulièrement centré sur la question du décor. La rencontre des motifs des arts décoratifs marocains et des formes art déco produira des décors de façades originaux où les éléments ornés, les frises ou panneaux bien délimités agrémentent des façades blanches et nues. Ces motifs, dont la diffusion est accélérée par l´impact de l´exposition des arts décoratifs de 1925 à Paris, n´auront aucun mal à s´imposer à Tétouan. L´architecte le plus représentatif de ce style fut José Larrucea Garma.
Le style franquiste (1939-1956), incarné par la période du «caudillo» Franco qui imposa une architecture néo-herrerienne,-(Du nom de l´architecte Juan de Herrera (1530-1597) qui eut le mérite d’achever El Escorial)-, dans la capitale du protectorat, à base des porches et des arcades, des soubassements en pierre et des détails sur les corniches et les frontons, et qui se traduit dans la construction des édifices publics telles que : La poste, la délégation de l´agriculture, les immeubles Varela. Cette architecture franquiste se veut comme un retour vers le passé – (nostalgique de l’Espagne Impériale) – et vers la renaissance savante. La poétique stylistique de cette architecture franquiste, n’est académique, ni classique, ni historiciste, mais plutôt éclectique : Le monastère El Escorial8 de l’architecte Juan de Herrera -en est le grand modèle d’inspiration des architectes espagnols de l’après-guerre civile.
De ce point de vue, l´architecture coloniale au Maroc n´est pas uniquement marocaine, mais elle relève aussi bien de l´architecture française et espagnole, elle est le fruit d´un rapport de métissage architectural. «C’est cela l’archimétissage, la construction d’une identité nouvelle, ouverte et relationnelle, qui se souvient sans reproduire le passé, comme le dit Françoise Choay: en transformant notre relation passive et névrotique avec le patrimoine en une relation dynamique et créatrice qui mène, non plus au ressassement stérile du passé mais à sa continuation sous des formes nouvelles».9
Ce patrimoine partagé entre le Maroc et l´Espagne est non seulement mal connu, mais il est en train de se dégrader parce qu’on s´en occupe peu. Des immeubles sont dans un état de délabrement avancé qui menace ruine et des archives et documents sont abîmés ou disparus. Les études sur ce patrimoine partagé hispano-marocain sont encore peu nombreuses à ce jour, c’est la raison pour laquelle il devient urgent de tirer de l´oubli et d´étudier des archives et des textes négligés pour attirer la curiosité des autorités publiques, de nos universités, de nos écoles d’architecture et centres de recherche sur un très vaste champ de recherche qui reste quasiment vierge.
En guise de conclusion, on peut dire que la ville nouvelle espagnole (l’Ensanche) a été une occasion formidable pour les architectes et urbanistes présents sur le sol nord-marocain de mettre en œuvre des principes d’un urbanisme expérimental à base, des procédures et des techniques pratiques qu’ils estimaient modernes et novatrices. Le but ultime de cette planification urbaine exportée était «la beauté et le bien-être du monde futur». Ceux-ci passaient par des villes qualifiées de modernes, efficaces, rationnelles et pratiques. Il s’agissait ainsi dans cette opération de civilisation de respecter la médina en lui juxtaposant une ville nouvelle porteuse d’avenir.

Par Mustafa Akalay Nasser

Enseignant- chercheur à l’université privée de Fès