Dans cet entretien, Oussama OUASSINI (Expert en Supply-chain et en Intelligence Economique) revient sur la notion importante de CHEF, le rôle du décideur public et privé dans l’administration ou l’entreprise et comment il peut se former.

Le mot « CHEF » semble être de nouveau justifié, pourtant il est difficile de s’entendre sur sa définition. Pour vous, qu’est-ce qu’un chef?
Tout d’abord, sachez que sous l’égide du COVID-19, seul un CHEF saura se débrouiller et se tirer d’affaire.
Certainement pas un directeur d’enseigne ou un manager, certainement pas que ça. Un manager produit de la Performance. Manager, c’est de la gestion, c’est s’assurer que les objectifs fixés fonctionnent, que les indicateurs de performance sont Bons, au Vert. Les indicateurs de performance sont une manière commode de donner une bonne note à la défaite.
Dans certaines industries, les gens font des «accidents conformes». Or être CHEF, c’est se repositionner sans cesse sur l’endroit où l’effort collectif doit être concentré. Les VRAIS indicateurs de performance sont des instruments de premiers de la classe.
Je dirais en utilisant un jargon d’Intelligence Économique: Un leader produit de l’engagement. Un chef produit de la victoire.

Et cette victoire, comment est-il possible de la définir?
C’est un esprit, une modalité, en bref ne jamais céder face aux événements. Concrètement, c’est l’alignement permanent du talent de chacun sur le débouché collectif.
Pour un chef, c’est prendre en compte tous les talents à sa disposition pour leur donner les meilleurs débouchés. Tous les événements peuvent être des débouchés de l’action collective. Cela génère le sentiment d’UTILITÉ.
Un chef dit à son subordonné: en quoi peux-tu contribuer? Qu’as-tu de singulier qui puisse avoir un apport crucial et déterminant pour le collectif?
D’où l’importance capitale pour le chef de détenir et pratiquer cette intelligence du lieu des débouchés.

Votre action de formation se concentre notamment sur les plus jeunes. Comment former les étudiants pour leur permettre de devenir chefs ?
La première étape, c’est de se connaître. Il est bon d’expérimenter: il faut savoir si on est plutôt « prêtre, prophète ou roi ». C’est comme en escalade, les bras sans les jambes ça ne sert à rien.
Suis-je plutôt fait pour être manager de projet (je conçois, je construis), manager d’animation (croissance de la personne pour la personne), ou chef opérations (vision permanente du lieu de débouché de l’effort collectif). Si on n’expérimente pas le dépassement, on passe son temps à subir face aux événements.
Et surtout, la culture générale. Elle marque dans l’esprit des situations qui facilitent le discernement et l’analyse. Notamment par l’histoire, on explore ce qui est humain, les succès, les échecs …

Vous utilisez souvent le terme de discernement sur lequel vous vous appuyez dans vos articles ou vos formations. En quoi celui-ci est-il important ?
Je dis très souvent à mes étudiants et mes interlocuteurs que le discernement revient, le fantasme passe. Le discernement c’est de l’écoute accumulée jusqu’à l’évidence. La certitude est un aller-retour avec la pensée, elle se fait en apnée du savoir.
L’évidence nous saisit, c’est une écoute animée d’une réalité jusqu’à ce que ça saute aux yeux. Il y a un flux de l’évidence: on a beau la repousser, elle revient toujours.
Louis XIV disait: «gouverner c’est laisser agir la facilité du bon sens».

Que doit être le rapport du chef à la défaite ou à l’échec?
Ce que l’on remarque chez les grands chefs d’État ou les Grands dirigeants, c’est que l’échec est certainement une des meilleures écoles dans la mesure où ils apprennent les raisons de l’échec. Globalement, un chef qui ne voudrait pas prendre de décision pour éviter tout échec, serait un chef qui ne prendrait pas de risques. Or dans le discernement il y a une prise de risque. S’il n’y a pas de prise de risque, il est sûr et assuré qu’il n’y aura pas d’effet majeur.
Par exemple, quand il était nécessaire, Napoléon n’hésitait pas à engager dans la bataille jusqu’à sa propre garde, sa dernière cartouche, qui parfois lui permet de gagner.
Le discernement procède d’une écoute de la réalité instable et changeante beaucoup plus que d’une logique de savoir. Le discernement induit l’intelligence de trajectoire.
L’exemple de Churchill est particulièrement révélateur. Il avait presque tout raté de sa carrière politique. On ne retient que son succès de la Seconde Guerre mondiale. Finalement, Churchill mesure une trajectoire dont le bouquet final fait oublier les écarts.
Un chef est capable de concentrer ses efforts et donc d’assumer une prise de risque considérable sur ce qui lui paraît indispensable et de mettre de côté beaucoup de choses. C’est la notion « de butoir et main courante ».
En topographie, la notion de butoir et main courante c’est d’être capable de faire des itinéraires aboutis, de dire quels sont les endroits sur lesquels il faut être ferme et ceux sur lesquels on peut être souple.
Par exemple, pour indiquer la route à suivre entre Rabat et Salé, soit on donne la liste de toutes les rues pour y aller, soit on donne « itinéraire plein nord, butoir l’Oued Abou Regreg ». Donc tant qu’on n’est pas arrivé sur l’Oued, on peut continuer (le butoir c’est l’Oued qu’il faut donc traverser). L’idée est de simplifier l’itinéraire pour le rendre accessible à tous.
Comme disait Napoléon à Fouché: «L’art de la police est ne pas voir ce qu’il est inutile qu’elle voie».

Mais le commandement suppose aussi de la distance ?
Savoir laisser faire les autres. Quand on confie une responsabilité à quelqu’un, on lui confie une part de l’autorité. L’autorité n’est pas simplement du ressort du chef. Il a une part de l’autorité sur l’ensemble, sinon on le dévalue. L’autorité est celle de tous ceux qui ont participé à cette mission, à cet effet majeur.
Dans ce travail de prise de distance, 2 choses sautent aux yeux:
Le besoin de rendre les choses simples, le tri en fait: trop de chefs sont des courroies de transmission qui balancent des milliards de données et de choses à faire et en plus en venant contrôler derrière l’échelon là où tout le sujet est de rendre SIMPLE et de rendre UNIQUE ce qui est multiple, de donner une Direction UNIQUE.
Le fait de rendre visible la vision. La prise de distance permet de mettre fin à 2 syndromes désordonnés comme dirait saint Ignace (qui parle plutôt de passions désordonnées) qui sont le syndrome démesuré pour les idées (en politique c’est le « oui mais », « ça serait mieux que ») et le syndrome démesuré pour les relations (« des gens ne seront pas contents si je fais telle ou telle chose »).

Ce qui suppose aussi de connaître ses échecs?
Un chef qui reconnait son échec sort grandi de l’affaire au lieu de le cacher ou de se dédouaner etc … Le chef doit aussi savoir prendre des décisions, ce qui n’est jamais le plus simple.

Il y a 2 niveaux de décisions : stratégique et courante. Comment trier les deux ?
D’abord il faut se poser la question simple: est-ce qu’une non-décision a une conséquence immédiate?
Toute décision qui ne nécessite pas que l’on se prononce de façon urgente peut être laissée de côté.
Toute décision qui n’exige pas une réponse immédiate doit être mise dans la « chambre de faisanderie ».
C’est le propre du temps de livrer les pièces manquantes. Le temps révèle par pans successifs des éléments clés, et il faut le laisser opérer.

Propos recueillis par Abdeslam REDDAM