Voici la très belle critique de Samia Barrada sur « Only Lovers Left Alive » Un texte aussi beau que l’exposition de la Kent Gallery.

« Only Lovers Left Alive, exposition collective présentée par la Galerie Kent de Tanger depuis le 27 avril, est une exposition remarquable, qui parle puissamment à chacun de nous car elle aborde les thèmes essentiels de l’amour et de la mort, de l’instabilité du monde et de sa permanence.
A l’instar du film (2013) de Jim Jarmush auquel le titre rend explicitement hommage, les œuvres d’Itaf Benjelloun, Mounat Charrat, Narjisse El Joubari, Isabelle Molto, Fatime Zahra Morjani et Cristin Richard, créées pour l’occasion, explorent toutes, avec la sensibilité singulière, les techniques et la poésie propres à chacune des artistes, le chaos d’un monde en déclin et la possible régénérescence qu’il recèle en lui. Grâce à une scénographie subtile de la curatrice Kenza Amrouk, les œuvres ont été mises en dialogue pour infirmer notre vision de la mort. Plutôt que de la nier ou de l’évoquer discrètement, comme on le fait dans nos sociétés modernes, avec effroi et euphémisme, l’exposition invite le visiteur à s’y confronter radicalement, par des œuvres artistiques qui nous bousculent et invitent à réfléchir à ce qui fait notre humanité : la mort oui mais aussi l’amour et l’art qui lui résistent !
Deux tableaux ouvrent l’exposition et nous font pénétrer dans l’univers fantastique du film palimpseste de Jim Jarmush.
Déflagration céleste de Narjisse El Joubari, immense toile de 2m x 3m, est une invitation au voyage en apesanteur dans un espace-temps hypnotique, celui d’un ciel où nuances et nuages ondulent comme à l’infini, traversés par des explosions de lumière.  A un coin du tableau, quasi imperceptible, surgit un regard : celui d’un couple, non pas de vampires mais d’oiseaux immobiles, ailes repliées, perchés sur une invisible branche. Toute l’émotion créée par ce tableau est dans le surgissement de ces oiseaux suspendus comme un instant d’amour volé à la fugacité de la vie qui passe.
Autre œuvre inaugurale, Dans mes veines d’Itaf Benjelloun qui saisit d’emblée le visiteur : la mort, allégorie fantomatique, apparaît dans sa verticalité, sa blancheur spectrale, couchée (debout ?) comme poussée par les ressorts métalliques de son lit funéraire. A travers cette étrange représentation, l’artiste véritable thaumaturge rend présente l’absence, redonne vie et substance à des matériaux inertes, usés, récupérés, fragmentés ; le cœur, siège de la vie et de l’amour, émergeant tel un objet fantastique, avec ces veines-câbles, de dessous les plis des draps, linceul blanc, tel un organe toujours battant.


L’Amour serait-il cette énergie indestructible, que jamais la mort n’atteint ?
C’est cet amour rouge sang que nous découvrons dans les œuvres monochromes de la Madrilène Isabelle Molto avec Flaming hearts, ou Almas gemelas et autres couples de cœurs en chiffon qui fusionnent dans une ardente étreinte. Chaque œuvre apporte sa réplique dans ce dialogue complexe qui se nourrit d’essentialité. Isabel Molto évoque la régénérescence d‘un monde qui se réinvente avec ses propres cendres.

Dans les œuvres de Mounat Charrat le noir dominant se drape d’or et de lumière, pour irradier l’âme d’un univers minéral. Le monde s’y défait et se refait sur les débris de l’existence, captivés dans l’apesanteur de l’espace. Un cœur-racine émanant du hasard, ou la mise en scène d’un face à face entre deux âmes en pleine mue, revivifie la relation charnelle de l’homme avec le minéral ou le végétal. Ainsi The Gold Inside, visage d’or à la chevelure végétale, apparaît comme un clin d’œil aux Métamorphoses d’Ovide, une réminiscence de la nymphe Daphné devenue arbre, une fine écorce l’enveloppant et la cime d’un arbre couronnant sa tête.
Néanmoins, le monde est en proie à la destruction du lien d’amour symbiotique qui unit l’homme et son environnement.
Le triptyque des cœurs multicolores (Trifles) de Cristin Richard, artiste de Détroit, collages d’images d’aliments gavant des cœurs, dénonce la surabondance de la société de consommation.
De même l’installation et les tableaux de Fatime Zohra Morjani montrent en filigrane l’action dévastatrice de l’homme sur son environnement, avec ses empreintes humaines rouges sang (Good Stuff) qu’elle fait fleurir sur les corps sombres des plantes et des paysages comme autant de traces de traumatismes. Déclin et renaissance sont dans une tension permanente dans cet œuvre qui interroge sans cesse le rôle de l’humain à l’ère de l’anthropocène.
L’homme vampirise la Nature, la menace d’extinction… mais c’est compter sans les artistes, qui vampirisent aussi certes, mais pour recréer, sauver le monde de la mort et de l’oubli.  Conscient que toute œuvre se nourrit des autres œuvres, Jim Jarmusch confiait récemment à une journaliste « Je me passionne pour la réappropriation ; tu prends quelque chose pour en faire autre chose. C’est la base de tout Art. »
En somme les artistes sont bien ces Lovers qui, grâce à ce qui fait l’essence même de l’Art, résistent à la Mort en aspirant la sève de tout ce qui les entoure ! Only Lovers Left Alive ! Chacune des artistes de l’exposition témoigne de ce pouvoir démiurgique voire vampirique de la création artistique : Cristin Richard recycle peaux, fourrures d’animaux (Endangered Species) pour redonner vie à des objets trouvés, Itaf Benjelloun, fait palpiter un vieux secrétaire, devenu cercueil/recueil de souvenirs chiffonnés (Archives), à l’aide d’un jeu savant de pendules et de miroirs qui semble démultiplier le temps à l’infini. Mounat Charrat ressuscite, quant à elle, un arbre mort, en lui réinjectant une sève d’or : allusion à l’épitaphe inscrite sur la tombe du poète André Breton : « Je cherche l’or du temps »
Une exposition-immersive donc qui met souvent en scène le regard réfléchi du visiteur et guide sa déambulation pour en faire une expérience émotionnelle unique ! »