A quelques pas de chez nous se trouvait la fameuse Calle Sevilla. En partant de la rue Salvador-Hassan où nous résidions, elle descendait par un escalier aux larges marches vers la rue Josaphat et se perdait du côté de Sidi Bouharrakia. (Construite sur des collines, la cité compte de nombreux escaliers. Je pense ainsi à la escalera du Cine Americano, de la Légation américaine et surtout à la volée de marches interminables près de l’église du Sagrado Corazon … Mais je m’égare … Reprenons)
Presque tous les jours, en marchant vers l’arrêt de l’autobus qui me conduisait au lycée, je passais devant la rue. Chaque fois, c’était un spectacle insolite, constamment renouvelé.
Des plantes de toutes les couleurs ornaient les façades blanchies à la chaux et, au début de l’été, un parfum intense de jasmin flottait dans l’air. Des cages d’oiseaux étaient suspendues au balcon des maisons à l’architecture plus élaborée. Des canaris jaune citron faisaient entendre leur chant souvent recouvert par des pasodobles ou par les interprétations de Juanito Valderrama que crachaient les postes de radio.
Parfois, ma mère allait chez Concha, la modista attitrée, qui avait transformé le salon en un de ces ateliers de couture jalonnant la rue. Ce qui explique le va- et – vient de groupes de midinettes jolies, joviales et bruyantes, à la démarche altière.
La rue était aussi populaire pour d’autres raisons qui m’étaient inconnues jusqu’au jour où l’une de mes lectrices me communiqua les informations suivantes. Je la cite:
…Esa calle tenía su proprio equipo de futbol (La Union Sevillana) y de ahí salieron muy buenos futbolistas…Tenía la mejor comparsa de Tánger y salían todas las navidades para animar la ciudad en esas fiestas y lo más curioso era que en el Zoco Chico competían la comparsa de la Calle Sevilla con la comparsa de los judíos de la Fuente Nueva con cantares navideños ( Villancicos…)
La Calle Sevilla était le centre névralgique de la colonie républicaine espagnole. Fuyant la sanglante Guerre civile, ces exilés, la plupart des andalous, y trouvèrent refuge. De là, l’accent caractéristique et le vocabulaire (plutôt les obscénités bien crues…) qui se faisaient entendre. Par contraste, les espagnols qui résidaient autour de la Place de France, appartenaient à une bourgeoisie cultivée, en partie franquiste, qui s’exprimait dans une langue plus soutenue (Mais c’est là une autre affaire…)
1956 sonna le glas. Les exilés s’exilèrent de nouveau. La rue se vida. Les géraniums se fanèrent pour toujours. Les cages d’oiseaux disparurent. Les panderetas et zambombas de la comparsa se turent à tout jamais. Et les notes de El emigrante *🎵 Cuando salí de mi tierra/ Volví la cara llorando… 🎵 cessèrent de résonner dans la fameuse Calle Sevilla.
Sur ce, profitez bien de l’été retrouvé.
Ps: Les photos proviennent du site Siempre Tanger. Je n’ai pas réussi à trouver des clichés anciens. Si quelqu’un en dispose, il pourrait les faire circuler.
*Chanson célèbre et prophétique de J Valderrama ( 1959 )
Bibliographie:
David Bendayan est né à Tanger. Après des études au lycée français, il enseigne dans les écoles primaires et secondaires tangéroises. Émigre en 1966 au Canada. Études supérieures à l’Université McGill, à Montréal. Professeur de français et d’espagnol. Chargé de cours à l’Université de Montréal.
C’est dans son enfance tangéroise qu’il faut chercher les sources d’inspiration de son livre Une Jeunesse à Tanger [2004]. Il s’intéresse par ailleurs à la culture sépharade. A cet effet, il a écrit une série d’articles parus dans la revue montréalaise La voix sépharade intitulés Histoire des Juifs d’Espagne.
Pendant des années, il a oeuvré au sein du Comité culturel francophone de la Bibliothèque publique juive de Montréal, comité qu’il a, par ailleurs, présidé.
Autres écrits parus dans les revues marocaines : Le voyage d’Alexandre Dumas à Tanger, Un epílogo a La vida perra de Juanita Narboni [sorte de pastiche du roman de Angel Vásquez, écrivain tangérois], Noces juives tangéroises vues par Eugène Delacroix et Alexandre Dumas.
www.davidbendayan.ca