En matière d’implantation urbaine et en particulier sur le thème des rapports entre ville européenne et ville traditionnelle, le Maroc sous protectorat espagnol présente une solution urbaine différente de celle du Maroc sous protectorat français. Dans cette dernière zone, Lyautey, avec l´aide de l´architecte Henri Prost, instaure un espace tampon, une zone non-aedificandi entre les deux ordres urbains : ville marocaine et ville nouvelle.

« L´essentiel sur ce point capital, disait Lyautey, c´est qu´il y ait le moins de mélange possible entre les deux ordres urbains ».

Cette politique de la croissance urbaine implique :

  1. a) la transformation minimum des quartiers marocains qui devaient être conservés et protégés ; b) la création d´un cordon sanitaire autour des villes marocaines ;                                            
  2. c) le dessin et la construction des villes nouvelles, les plus modernes, les plus rationnelles et les plus élégantes.

Les objectifs officiels de cette discontinuité spatiale s’expriment ainsi :                              

  1. a) sur le plan politique : afin d’éviter l’interpénétration des races ;
  2. b) sur le plan sanitaire et hygiénique : afin d’éviter tout contact direct avec les indigènes et de manière générale avec la médina susceptible d’être un cordon sanitaire.
  3. c) sur le plan esthétique : afin de conserver le patrimoine urbanistique et architectural « pittoresque » des médinas.

Un urbanisme protecteur : la ville espagnole à Tétouan ou Ensanche.

Par contre, dans la zone sous protectorat espagnol, la ville nouvelle se développe en contigüité avec la médina, elle se développe linéairement, à l’ouest de celle-ci, favorisée par la démolition de l’enceinte fortifiée de la Rahbat Ezraa (cour au blé). Une place d’Espagne, coquette et ombragée, est aménagée sur cet espace de transition, El-Feddan, dans un style nasride, par l´architecte José luis Gutierrez Lescura et le peintre orientaliste Mariano Bertuchi, unissant les deux villes. Bertuchi sera d’ailleurs le fondateur à Tétouan de la première (et longtemps unique) École des Beaux-Arts du Maroc. Et c’est là où les pouvoirs administratif (la Résidence générale) et militaire (le Haut commandement) s’installent, plaçant de la sorte la médina en position charnière et freinant du coup sa marginalisation, par la création, en un des points sensibles, d’un pôle drainant activités et circulation.

Au cours des 43 ans du protectorat espagnol, le Nord du Maroc a été la terre d´accueil d´un imaginaire urbain privilégié. C´est sur cette zone septentrionale marocaine que de nouvelles manières de « faire la ville » et d´organiser le territoire ont été imaginées et promues. La fondation des villes hispano-marocaines est basée sur une forte tradition urbanistique : la loi foncière du 29 juin 1864, dite Ley de Ensanches de poblaciones , relative aux plans d´extension des villes, a conféré à l’urbanisme nord-marocain une fonction non seulement formelle et spatiale mais également juridique, économique et symbolique.

La composition du modèle importé s´appuie sur la répétition systématique d´éléments structurants : des rues rectilignes, des zones définissant les espaces publics et privés, une distribution des usages et activités, ainsi qu´une faible hauteur du cadre bâti. Loin de produire un effet monotone, la variété des façades, associée á l´occupation dense des îlots, introduit une diversité soit par les dénivellations du relief, comme à Tétouan. Dans ce modèle urbain, l´effet de surprise propre au tracé labyrinthique de la médina s´efface, ou du moins s´atténue, en raison d´une hiérarchisation planifiée des espaces prévoyant des itinéraires moins touffus, des places aménagées et des rues régulières. Ainsi le plan en damier, rigide et sec à l’origine, devient de fait le support de la vartiété architecturale et de l’exubérance décorative.

La ville nouvelle, ou Ensanche, se tourne beaucoup plus vers l’extérieur que la ville traditionnelle marocaine ; la sensation d’intimité, qui confère à cette médina tant de charme, se gomme au profit de l’ampleur. Les espaces à l’air libre dressent les immeubles et les monuments en plein ciel ; dans une ville comme Tétouan, la proche campagne s’aperçoit d’un bout à l’autre des rues. A l’origine rigide et répétitif, l’Ensanche devient en fait le support d’une architecture importée et d’un syncrétisme stylistique. Apartenant à la fois à la tradition et à la modernité et loin de s’imposer comme loi exogène, l’architecture coloniale rassemble plutôt des éléments matériels et symboliques, disparates et contradictoires, relevant de deux architectures diffrérentes.

Un examen superficiel des principales réalisations de la zone septentrionale pourrait faire douter de l’existence d’une architecture espagnole, tant elles accusent de diversité entre elles et de parenté avec certains monuments autochtones. Cependant si l’on considère l’architecture coloniale dans son ensemble et non plus à travers quelques réalisations, on s’aperçoit qu’elle représente l’image la plus exacte que les diverses architectures espagnoles et européennes se sont données elles-mêmes au cours de leur réalisation sur le sol nord-marocain.

L´urbanisme hispano-musulman : Tétouan, un patrimoine partagé

« Nous, les Espagnols, nous avons besoin d´une formule urbaine différente de celle qui est imprimée par les Français (…) à cause de notre colonisation qui est basée sur la cohabitation avec l´élément marocain (…). Souvent l’emplacement des villes nouvelles s´est greffé au réseau urbain préexistant ». 

Dans le patrimoine urbain ibérique, la présence d´un substrat musulman prédispose à une adaptation à la ville marocaine. Les Espagnols arrivés dès 1913 eurent tendance à s´établir de leur mieux dans les médinas, conformément aux conditions de vie qui avaient été les leurs dans la péninsule, particulièrement en Andalousie. À Tétouan, ils avaient pris possession du Mellah et de la Mçalla Kdima ou Luneta . Pourtant, ce patrimoine partagé entre le Maroc et l´Espagne est mal connu. En outre, il est en train de se dégrader parce qu´on s´en occupe peu. Des immeubles sont dans un état de délabrement avancé et menacent ruine et des archives disparaissent.

En analysant l´évolution de l´architecture espagnole à Tétouan, on a pu déceler trois styles :

– Le style néoarabe (1915-1931) caractérise les constructions de la première période. Les architectes Calos Ovilo et Gutierrez Lescura ont cherché une synthèse entre tradition et modernité dans leurs œuvres qui s´enracine dans le style arabisant. L’arabisance en architecture est une forme de l’orientalisme qui se manifeste quasiment dans toute l´Europe. Elle est le résultat de l’intérêt intellectuel, scientifique et politique qui est porté à cet héritage au cours du XIXe siècle. Elle s´intéresse avant tout á identifier un répertoire d´éléments décoratifs et stylistiques, de les réduire á l´état de stéréotypes aisément utilisables dans une démarche éclectique par simple substitution.

– Le style art déco (1931-1936) a été introduit par les architectes avant-gardistes de la génération 25 de l´école d´architecture de Madrid. La rencontre des motifs des arts décoratifs marocains et des formes art déco produira des décors de façades originaux où les éléments ornés, les frises ou panneaux bien délimités agrémentent des façades blanches et nues.

– Le style franquiste est incarné par la période du caudillo Franco (1939-1956), qui imposa une architecture néo-herrerienne – du nom de l´architecte Juan de Herrera (1530-1597) qui eut le mérite d’achever El Escorial – dans la capitale du protectorat, et qui s’est traduit dans la construction d’édifices publics tels que la poste, la délégation de l´agriculture, les immeubles Varela. Il n’est ni académique, ni classique, ni historique, mais plutôt éclectique. Il se veut comme un retour vers le passé (nostalgique de l’Espagne impériale) et vers la renaissance savante.

De ce point de vue, l’architecture coloniale au Maroc n’est pas uniquement marocaine, mais elle relève aussi bien de l’architecture française et espagnole, elle est le fruit d’un rapport de métissage architectural.

Le but ultime de cette planification urbaine exportée était « la beauté et le bien-être du monde futur ». Pour beaucoup d´architectes espagnols, la fonctionnalité et la beauté des formes étaient des principes ancestraux de la cité andalouse et devaient être appliqués normalement dans l´urbanisme moderne. Ce n´était pour eux qu´un « retour aux sources »…