Joli passages de l’entretien de Johan Faerber avec Patricia Sorel après la publication de son livre “Petite histoire de la librairie française”.

Patricia Sorel est maître de conférences en histoire à l’Université Paris Nanterre et membre du Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines).

Comment expliquez-vous que la librairie soit, dans son histoire même, exposée à une concurrence qui, constamment, veut la déposséder d’elle-même et finalement la nier ? Pourrait-on ainsi dire, à vous suivre que, depuis le Moyen Âge, la librairie est un commerce constamment en péril ? La librairie : commerce en danger, une réalité pas si neuve que cela finalement ?

La librairie est un commerce qui a effectivement toujours été concurrencé, mais qui n’a jamais été en péril. Bien que les libraires n’aient cessé de s’inquiéter de la concurrence des « non-libraires », ils ont toujours su faire preuve de leur résistance et de leurs capacités d’adaptation.
Aujourd’hui, on voit qu’Internet n’a pas fait disparaître le livre papier, ni les librairies. Mais il a amené les libraires à inventer de nouveaux services et à faire évoluer leurs pratiques de vente tout en préservant ce qui constitue le cœur de leur métier. L’accueil, le conseil et l’animation permettent aux libraires de se différencier des grandes surfaces culturelles et d’Amazon.

Si, au-delà du conseil et du choix du libraire, la librairie s’impose comme un secteur commercial pas comme les autres, c’est peut-être aussi en raison des liens que les librairies peuvent entretenir avec les écrivains, et l’activité même d’écriture. Vous semblez dater ce lien de l’écrivain au libraire de la fin du XIXe siècle en rapportant notamment les propos de Jules Renard sur la mise en place de Poil de carotte notamment. Même si les éditeurs-libraires ont disparu depuis la seconde moitié du 20e siècle et n’existent presque plus au 21e siècle, diriez-vous que la librairie joue cependant un rôle éditorial dans le paysage contemporain, en ce qu’elle peut l’influencer ou tout du moins


Si Jules Renard, comme d’autres écrivains, venait surveiller la vente de ses livres, c’est parce qu’il connaissait toute l’importance du rôle des libraires. Comme le déclarait Alfred Humblot (directeur de la maison d’édition Ollendorf), dans une conférence prononcée en 1911, « c’est le libraire qui peut le plus pour la diffusion d’un ouvrage. […] Si celui-ci se refuse à pousser, comme on dit, un livre, le résultat des efforts de l’éditeur peut se réduire à néant ».
Aujourd’hui, la production éditoriale pléthorique (40 000 nouveaux titres paraissent chaque année) rend le rôle de conseil du libraire d’autant plus essentiel. Le libraire doit adapter au mieux son assortiment à la demande des habitants du quartier ou de la ville où il est implanté, mais il doit aussi savoir élargir la demande de ses clients en tentant de susciter leur curiosité pour d’autres auteurs ou d’autres genres. Le libraire peut être celui qui fait le succès d’un livre, comme celui de La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint (éd. de Minuit, 1985), tiré initialement à seulement 2 110 exemplaires et dont les ventes ont atteint 50 000 exemplaires huit mois plus tard sans qu’il n’ait été médiatisé ni couronné par le moindre prix littéraire.

La librairie, comme lieu d’action culturelle : c’est avec force que s’impose depuis quelques années déjà cette idée tant, dans tout le territoire, la librairie se fait le théâtre, au-delà des signatures et des séances de dédicaces, de festivals, de performances, d’actions culturelles, avec pour certaines librairies des résidences d’écriture. On a le sentiment paradoxal que plus le livre se numérise, plus les librairies, à l’inverse, choisissent des actions physiques pour montrer combien, contre Internet, elles sont incarnées et vivantes.
Voici ma question : si certains ont pu parler quand les librairies étaient menacées dans l’histoire d’un crime de « lèse-civilisation », pensez-vous que c’est cette participation de la librairie à la vie culturelle au quotidien qui a pu engager une telle bataille au moment du second confinement autour de la définition de la librairie comme « commerce essentiel » ?

Les librairies participent à la revitalisation des centres-villes et elles sont des lieux où la dimension humaine joue un rôle essentiel. Les libraires organisent de nombreuses animations, dans et hors de leurs murs. Ces activités sont fort diverses : invitations d’auteurs, conférences, expositions, ateliers pour les enfants, concerts… Les librairies étant particulièrement appréciées pour leur ambiance chaleureuse, certaines ont même aménagé leur surface de vente autour d’espaces de convivialité en proposant fauteuils et/ou café.

Mais les libraires ont aussi fait d’Internet un moyen de promouvoir le livre auprès des clients qui n’ont pas le temps de venir en librairie, qui ne prêtent pas attention aux tables et vitrines ou qui n’osent pas échanger avec le libraire. Pour les contenus numériques comme pour les livres papier, il s’agit pour le libraire de conseiller au mieux et de fidéliser la clientèle. La médiation passe donc aussi par des sites qui doivent être actualisés, par des blogs et des réseaux sociaux où les libraires rédigent des commentaires critiques et où ils répondent aux questions des lecteurs.

(Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française, La Fabrique, janvier 2021, 248 p.)