Si on accepte le postulat que l’héroïne de ce récit, jeune femme maghrébine fraîchement émigrée, qui ne parle pas la langue de son nouveau pays, tenue recluse et voilée par un mari brutal, pourra s’émanciper quand sa petite fille de huit ans lui fait la lecture d’un ouvrage de Kant sur les Lumières, trouvé sur le palier du voisin, traduisant et comprenant à coups de dictionnaires le philosophe allemand, alors on trouvera ce récit des plus constructifs, mais aussi d’une très grande sensibilité et certainement, aussi, d’une belle honnêteté. On pressent que Lamia Berrada-Berca est allée chercher très loin l’énergie très spontanée de ce plaidoyer pour la liberté des femmes, mais qu’elle tente aussi de ne pas imposer une vision du monde unilatérale, occidentale envers et contre tout : dans la délicatesse de ses descriptions, dans la douceur de tous les sentiments qu’elle transcrit, il y a encore beaucoup de respect pour la culture et les traditions de cette pauvre Aminata, qui fera de l’acquisition d’une petite robe rouge, de la couleur de toutes les révolutions, l’étendard de sa prise de conscience de ce qu’elle peut aussi choisir sa vie. Le texte est éminemment militant, bien entendu, mais aussi très humaniste dans le sens le plus large du terme : le plus kantien, où d’abord la conscience, et ensuite la possibilité de libre-arbitre, tracent une vision morale du monde. Aminata est une petite Antigone musulmane, qui s’élève contre la loi de son époux, finalement aussi ignorant qu’elle l’a été, pour décider de son propre destin et de ses propres choix. La langue de Lamia Berrada-Berca est très blanche, très simple, mais très précise, présentant des résonnances tout à fait durassiennes ; son récit se construit de fragments en fragments à travers lesquels, en échos, s’élève le paysage de la possible émancipation de son personnage. « La jeune femme dit : / le désir d’une robe rouge est un affreux péché quand on est une femme ; / car le premier des péchés est d’abord de réaliser qu’elle est – c’est la vérité somme toute – une femme ; / car le second des péchés est de croire naïvement qu’elle est une femme comme toutes les autres qui pourrait comme toutes les autres s’exprimer ; / car le troisième des péchés est de se dire après tout qu’elle peut en effet avoir un désir et l’exprimer ; / car le quatrième des péchés est d’avoir un désir à soi qui fait alors prendre conscience qu’on peut exister pour soi ; / car le cinquième des péchés est de vouloir exister à part entière / et le sixième péché lui fait dire naïvement qu’elle a envie d’y croire, / alors le septième péché arrive, le septième péché fait naître en elle l’idée qu’elle est un individu. / La jeune femme sait ce que ce mot étrange a de terrible. / Elle tourne le chapelet entre ses mains de plus en plus vite, et ainsi s’égrènent les péchés de ce matin jusqu’au chiffre huit qui représente l’infini de ses péchés. Qui n’est rien d’autre que la somme de tous les autres. / Elle ne sait pas si ce qu’elle dit elle le dit vraiment ou si elle le récite seulement. »
Philippe Guiguet Bologne
Philippe Guiguet Bologne