• Dès les premières pages de ce roman, on ressent une forte injustice, tout en ignorant son origine exacte, pourquoi avoir fait le choix de ne pas directement révéler la raison pour laquelle le protagoniste a été incarcéré ?

Probablement pour amener le lecteur à ressentir, à comprendre l’énorme choc qu’a dû éprouver Adil au moment de son arrestation, un jeune homme de 18 ans qui reçoit un traumatisme à la mesure de ses rêves et de ses ambitions perdus. C’est aussi parce que j’ai le goût du suspens.

  • Cette histoire se déroule dans une société décrite comme étant corrompue, désordonnée et violente de manière générale, mais surtout remplie de préjugés vis-à-vis des femmes. Est-ce réellement votre vision de la société marocaine d’antan, ou même actuelle, ou ne s’agit-il que d’un décor implanté pour servir la narration de cette fiction ?

Cette fiction se déroule dans les années 80, période caractérisée par une forte corruption et des pratiques arbitraires, période souvent qualifiée « d’années de plomb ». La corruption était largement présente dans l’administration, le clientélisme et le favoritisme étaient de pratique courante. Les pots de vin permettaient souvent d’échapper aux sanctions et procuraient la bienveillance des juges. Une ambiance lourde, un climat de la peur régnaient. La répression était la principale façon de gouverner. Cette période a laissé des traces profondes dans la société et en chacun de ceux qui l’ont vécu. Ce n’est pas la société qui était corrompue et violente, elle était la victime. Témoigner de cela est un devoir au moment où le Maroc et les Marocains goûtent enfin à la liberté et reprennent confiance en eux-mêmes et en leur capacité.

Il est vrai par ailleurs que, dans le catalogue des injustices, je classe en tête celle faite aux femmes. Elles la subissent sur tous les plans, intime, économique, institutionnel, judiciaire, même si on assiste à de notables améliorations.

L’histoire et les évènements de ce roman m’ont été inspirés par le goût amer qui m’est resté de cette époque. A sa simple évocation, je ressens encore une inquiétude, une fragilité, le pire pouvait vous arriver inopinément, à l’instar de Adil.

  • Pourquoi avoir choisi d’alterner entre le passé et le présent et donner ainsi l’impression aux lecteurs de suivre deux récits parallèles. Pensez-vous que ce choix puisse altérer l’immersion dans le roman, ou au contraire, pensez-vous qu’il la favorise ?

C’est un choix qui présente l’avantage de créer du suspens et de maintenir l’intérêt du lecteur pour l’histoire. Il permet d’explorer les liens de cause à effet, on comprend mieux ainsi l’origine de certains traumatismes qui façonnent la vie des personnages. Il crée un effet-miroir / passé-présent. Le passé permet de mieux saisir les évolutions et d’aboutir à une narration dynamique, offrant une profondeur émotionnelle et psychologique.

La question est : y suis-je arrivé ? ce sera au lecteur d’apprécier.

  • Lorsque l’on apprend davantage sur les compagnons de cellule de Adil, on se rend compte que leur culpabilité est difficile à décréter avec une totale conviction, et que, finalement, il n’est pas judicieux de juger simplement les faits sans considérer leur contexte. Est-ce là le message que vous avez cherché à transmettre ?

Je n’ai voulu transmettre aucun message, même pas un témoignage. J’ai décrit et imaginé une micro-société aux abois, les innocents comme les coupables, simplement par manque de règles claires et de transparence. Il y a dans cette fiction un fonctionnaire qui reconnaît ses fautes mais ne comprend pas sa condamnation, considérant que si la vraie justice devait s’appliquer il n’y aurait pas assez de prisons, tellement il y aurait de coupables. Chaque personnage possède une interprétation personnelle de ce que devrait être la justice sauf ceux qui ont arrêté de se poser cette question et qui, résignés, ont accepté la réalité.

  • Vous avez attribué une place assez importante à la sexualité juvénile du personnage principal. D’ailleurs, il arrive que l’on se sente introduit dans ses pensées les plus intimes. Justifiez-vous ce choix par la volonté d’accorder un aspect plus moderne à ce personnage et, ainsi créer une distinction entre ce jeune homme et la société dans laquelle il évolue ?

Si à 18 ans on n’a pas encore de désir sexuel, il y a un problème, et cela relèverait probablement de la médecine ou de la psychothérapie.

Dans ces années-là, en tout cas, la séparation organisée des filles et des garçons, ne pouvait pas ne pas entrainer de frustrations sexuelles. Les relations sexuelles n’étaient pas envisagées hors mariage. Pour en prendre la mesure, il faut regarder du côté de l’Église d’aujourd’hui, jusqu‘au Vatican, pour trouver des révélations qui donnent une idée de ce que peuvent produire les frustrations sexuelles. La mixité est un premier pas pour une connaissance et une reconnaissance mutuelle des filles et des garçons. Adil a eu la chance de rencontrer une Française libre, sans préjugés dans ce domaine. Il n’est moderne que dans la mesure où il est animé par des valeurs de justice et d’égalité.

Mais la société évolue. Je rappelle que nous sommes dans les années 80 du siècle dernier.

  • La relation qui lie Adil à son ami Mo est particulièrement intense et bouleversante. A un moment de l’histoire, cette relation semble régie par un lien entre l’amitié et l’amour. Pouvez-vous nous dire davantage sur cet attachement complexe qui les lie l’un à l’autre ?

L’adolescence est le moment où l’on commence à envisager de quitter le cocon familial pour voler de ses propres ailes. C’est une nécessité ontologique. Un vide affectif se crée qui est vite rempli par les liens nombreux que l’on tisse avec les autres. C’est ainsi que se forment des groupes d’amis au sein desquels se nouent des liens privilégiés avec l’un ou l’autre qui devient l’ami intime. Avec cet ami(e), on partage ses doutes et ses rêves, on ose lui montrer ses fragilités, il devient sa seconde famille.

Adil et Mo ne font pas exception à la règle. Leur amitié, presque exclusive, peut, à un moment de faiblesse, de vulnérabilité, s’exprimer par des gestes d’amour qui sont vite réprimés par le surmoi dominant.

Mais cette amitié, aussi puissante soit-elle, résistera-t-elle à toutes les tentations ? à la vanité et à l’orgueil ?

  • Cette affinité qui, finalement, évolue en un lien fraternel, est rapidement bousculé par l’arrivée de Brigitte. La jalousie qu’éprouvera Mo vis-à-vis de l’intérêt qu’elle porte à Adil réside-t-elle dans le fait que notre protagoniste ait été, pour la première fois, privilégié par rapport à son ami ?

Mo voue à Adil une amitié exclusive dans laquelle il n’y a pas de place pour une autre personne, surtout s’agissant d’une fille. C’est une différence de conception de l’amitié entre ces deux garçons qui apparaît à cette occasion. Pour Adil, Brigitte est un enrichissement pour eux deux, pas un obstacle à leur amitié. Mo, en revanche, se sentira exclu et en souffrira.

  • Le rejet que Mo a ressenti, explique-t-il sa dégringolade qui l’oblige à abandonner tous les projets dont il fantasmait depuis son enfance ?

C’est la première explication qui vient à l’esprit. Mais, il est aussi l’enfant unique, choyé par sa mère, et dont le père, très pieux, est factuellement absent. Contrairement à Adil, c’est un garçon qui n’a jamais connu d’épreuves autour desquelles il aurait pu se forger un caractère, aiguiser sa personnalité. Comment aurait-il agi si c’était lui l’élu de Brigitte ?

  • Lorsque Mo choisit un chemin bien différent et plus spirituel, Adil, sans surprise, le place automatiquement dans la catégorie des intolérants. Or, en réagissant de la sorte, c’est bien lui qui fait preuve d’intolérance et, de ce fait, confirme le caractère stéréotypé de son raisonnement. En effet, assez tôt dans l’histoire, on peut observer une certaine simplicité dans ses analyses. On a l’impression que pour ce personnage, l’alcool et le sexe, par exemple, sont synonymes de liberté et d’ouverture d’esprit, tandis que les personnes qui choisissent d’adopter un mode de vie plus conservateur, sans pour autant l’imposer aux autres, sont souvent perçues par Adil comme des individus renfermés et malheureux. Que pensez-vous de cette remarque ?

Adil regrette tout simplement que son ami tourne le dos à la vie telle qu’elle est, avec ses difficultés et ses joies, il le voit se consacrer entièrement à sa religion et espère que cela ne le conduira pas à la radicalité et au prosélytisme. Il regrette le choix de son ami, mais il n’est pas intolérant. Mo lui a fermé toutes les portes. Celui qui a sombré dans la drogue, l’alcool et le sexe c’est bien Mo et en aucune manière Adil qui, au contraire, avait essayé de le sauver. Il n’y a dans cette partie de l’histoire aucune injonction morale, mais des réalités et des conceptions de la vie différentes.

  • Alors que, depuis tout petit, il rêvait de quitter le pays pour des raisons légitimes, pour quelle raison Adil a finalement décidé de retourner vivre à Tanger et y fonder une famille ?

Deux raisons ont décidé Adil à retourner faire sa vie à Tanger :

Son travail en France, dans une compagnie d’assurances, était fastidieux et sans intérêt.

Brigitte, son amoureuse, devenue médecin, ne voyait aucun inconvénient à aller vivre à Tanger, ville qu’elle avait appréciée et où sa soif d’être utile pourrait satisfaite. De son côté, Adil ne désirait qu’une chose, c’est vivre avec Brigitte.

Voilà donc le compromis.

  • Quand pensez-vous présenter ce roman au public tangérois

Une présentation est prévue le 6 février 2025 à la Légation américaine. Le livre est d’ores et déjà dans les rayonnages de ma librairie préférée : les insolites.

Merci.