L’histoire de Hafida commence en ce temps, pas trop lointain, où la campagne tangéroise  poussait audacieusement sa verdure jusqu’aux seuils des maisons et nourrissait de ses produits les familles citadines. En ce temps-là, une paysanne avait l’habitude de frapper à la porte d’une maisonnette coquette à la façade souriante qui étalait son éclat sous le ciel  lumineux de la ville du Détroit. La paysanne  transportait sur le dos de son âne des couffins de légumes, de fruits, de fleurs et une petite fille aux grands yeux pétillants de joie. Mais ce jour-là, la ménagère, plus attirée par le sourire charmeur de la fillette que par toutes les autres richesses que la paysanne apportait, elle proposa à son amie commerçante de lui laisser  la fillette. Elle s’engageait à la garder, l’élever, la traiter comme sa propre fille. Et Hafida quitta, pour la première fois, le petit village d’El Khalwa, un hameau de quatre feux, à la lisière de Had El Gharbia, pour venir vivre à Tanger, chez Hajja Zohra Rami. Hafida avait un peu plus de cinq ans quand elle « devenait » tangéroise :
« J’ai aimé Tanger en même temps que Yéma El Hajja. »
Désormais, Hafida aura deux mères : « Yéma », sa mère adoptive, et  « Moui », celle qui lui a donné la vie. Elle aura aussi deux  appartenances : une  citadine, que lui donne son amour de Tanger, une autre rurale, qui la  lie à Had El Gharbia.
Durant les trois années passées auprès de Yéma El Hajja, Hafida  apprendra à parler, à agir, à vivre au rythme des Tangéroises. Puis elle rentrera dans son village où elle passera encore trois autres années à fréquenter l’école et la nature : 
« J’ai été  scolarisée dans une petite école rurale mais, quoique libre de mes actes, je n’ai pas pu m’acclimater. J’avais un seul stylo et quand je le perdais, je me mettais à pleurer. Nous étions tellement  pauvres que perdre un stylo représentait une catastrophe pour moi. Puis il y avait surtout beaucoup de bruits. J’ai demandé alors à revenir chez Yéma. »
Chez la  famille Rami,  Hafida apprendra à faire   le ménage, à respecter l’ordre, à traquer la saleté, à mijoter des petits plats, à confectionner les petits gâteaux, à coudre, à repasser le linge. Comme toute fille d’une bonne famille méditerranéenne, Hafida se devait de devenir une fée de logis. Dans cette terre où l’on juge   de la bonne éducation d’une mère à travers la capacité  de sa fille à tenir une maison, Hajja Zohra Rami se devait de bien réussir l’éducation de sa fille adoptive. 
« J’ai eu la chance de passer  par l’école de Yéma El hajja. Elle m’a appris tout ce qu’elle savait et a laissé à Moui le soin de m’apprendre ce qu’elle aussi savait. J’ai eu une enfance riche de moments heureux. J’étais heureuse avec celle qui m’a traitée comme sa fille, et jamais comme une petite bonne.  Grâce à elle, j’ai aimé Tanger et la mentalité des Tangéroises, leur bon goût, leur savoir-faire. Mais avec le temps, j’ai réalisé que je devais gagner plus d’argent. La pauvreté dans laquelle ma famille vivait m’obligeait à le faire et je l’ai dit à Yéma El Hajja. Elle s’est renseignée puis m’a placée dans une famille européenne qu’elle connaissait. Puis j’ai  fait la connaissance de Mme Schneider qui m’a proposé de partir avec elle en France comme nurse de ses enfants. Je n’avais pas de passeport et c’était difficile alors de s’en procurer. Mon frère, qui travaillait à Chaouen, m’a aidée à l’avoir et c’est  comme ça que j’ai pu accompagner Mme Schneider en France. »
Et l’aventure  parisienne commença.
La petite fille d’El Gharbia, la jeune fille de Yéma El Hajja, Hafida, avait à peine vingt ans quand elle débarqua à Paris :
« Je suis restée six mois, la première fois que je suis allée en France avec la famille de Mme Schneider. Là-bas,  j’avais l’habitude d’aller dans une pharmacie pour acheter des médicaments à Mme Schneider. J’ai fait  la connaissance de la pharmacienne, une  dame merveilleuse qui s’était  prise d’affection pour moi. Elle m’avait alors proposé de travailler avec elle, m’avait fait un contrat de travail. C’est alors que j’étais revenue pour la deuxième fois en France. Depuis, je suis  toujours avec la famille des Castelli.
Mme Castelli avait deux garçons en bas âge. Je  me suis occupé d’eux comme de mes propres enfants. J’ai continué à travailler, à mi-temps, chez Mme Schneider, qui était amie de Mme Castelli. Elles habitaient le même immeuble où  elles  m’avaient réservé un studio. Je me sentais chez moi. Je ne savais pas vraiment lire quand j’ai quitté le Maroc, je ne connaissais que quelques mots décousus de français mais Mme Castelli m’avait accordé quatre heures par jours  pour me permettre d’aller prendre des cours de français. Le reste du temps, je vivais dans cette famille. Je  partageais tout avec elle, même les vacances. Ça fait  plus de vingt ans que je suis avec Mme Castelli et elle est toujours la même femme, généreuse et bonne. Grâce  à elle, grâce à sa famille, j’ai appris à vivre dans un autre  cadre de vie, à connaître une autre culture, à apprécier un autre savoir-faire et  plein de choses que je n’aurais jamais pu apprendre ailleurs que chez elle. Je voyais chez elle Mme Pompidou et bien d’autres femmes de la haute  société. C’est elle qui m’a présentée, plus tard, à ses amies, et  m’a poussée à faire des dîners organisés, surtout lors de l’année du Maroc en France (1999). Dans ce milieu, j’ai appris le sens profond de la tolérance. Mme Schneider, juive ,  disait de moi « c’est ma sœur musulmane ». Je lui préparais le pain Azim. Elle respectait ma religion et moi la sienne. Avec elle, je n’ai jamais senti le poids de la haine peser sur nos rapports. Mme Schneider comme Mme Castelli me présentaient comme une femme modèle, une mère moderne, cultivée, combattante, militante, et moi, au fond de mon cœur, j’ai toujours considéré ces deux êtres comme un modèle du genre humain. Pour elles, je suis la « petite Hafida », la « marocaine  qui a réussi en France ». Pour moi,  je les regarde comme des sœurs. L’amour et le respect que ces familles ont pour moi n’a d’égal que l’amour et le respect que j’ai pour elles. Souvent, elles me disent « si tous les Marocains étaient comme toi, on aurait ouvert les frontières. » C’est vrai qu’à la cité, les Marocaines vivent autrement que chez elles au Maroc. Je ne sais pas pourquoi elles ne transportent pas avec elles ailleurs les valeurs qu’elles respectent chez elles, nos belles traditions de tolérance, de respect, de bonté, de rigueur. Mes amies françaises voient en moi l’image du Maroc qu’ils aiment.
Je suis venue travailler en France pour aider ma famille, la France est donc une amie qui m’a aidé à sauver les miens, il me faut l’aimer et non la haïr. C’est comme ça que je pense moi. Mais j’aimerai mal la France et mes amies françaises si  j’oublie mon pays, mon origine rurale, mon éducation, nos traditions. Ma fille, Hasnae, ne doit pas oublier ses origines non plus et il est de mon devoir de lui trouver des professeurs d’arabe qui lui apprendront à lire et écrire en  notre langue. Mme Castelli aussi s’était imposée comme devoir de m’apprendre le français pour pouvoir communiquer. C’est grâce à elle que je suis la petite marocaine rurale qui parle français, qui est fière de ses origines. Avec elle, j’ai appris le sens de la beauté, j’ai appris à apprécier une culture mais surtout à préserver mon identité. Ces français dont je vous parle sont ma famille en France depuis plus de vingt ans. Ils m’ont ouvert leurs cœurs, leurs coffres forts. Mme Schneider qui est amie de Mme Valéry Giscard d’Estaing ne m’a jamais fait sentir que je lui étais inférieure. Je me dis souvent que toute cette confiance, tout ce respect, toute cette amitié n’auraient pas été possibles sans l’éducation que m’avait donnée Yéma El Hajja, cette Tangéroise tellement attachée à sa terre, tellement tolérante, tellement ouverte. D’ailleurs, l’éducation que j’ai reçue d’elle, elle était poursuivie par Mme Scheneider et Mme Castelli .Quand  je nettoyais un tableau de maître, par exemple, Mme Castelli me demandait de  faire attention, et quand je lui demandais pourquoi, elle m’expliquait en détail comment on fait un tableau, des couleurs, la valeur du tableau, son thème, son auteur…Elle a éveillé ma curiosité et l’a alimentée en me faisant visiter des musées, des expositions. Le nombre de fois où je suis allée au Louvre ! Lors de l’exposition de Matisse, par exemple, tous ils m’ont poussé à aller  à l’IMA et m’ont même accompagnée ! Vous savez, ils me font des cadeaux  pour mes anniversaires, mes trente ans, mes quarante…Ce sont eux qui m’ont donné toutes les belles choses que j’ai ! Ils me donnent aussi des enveloppes car ils savent que j’aide ma famille. Ils me donnent surtout beaucoup d’affection !!»

Aujourd’hui, les enfants de Mme Castelli sont des adultes mais, si Hafida parle d’eux avec autant d’amour, c’est parce qu’ils étaient les premiers à avoir fait vibrer sa fibre maternelle :
«  Ils n’ont pas changé. Ils sont toujours attachés à moi et j’ai une immense fierté de penser qu’ils sont toute ma famille là-bas. »
En France, Hafida ne vit pas coupée de la communauté  marocaine :
« J’ai une seule amie depuis quinze ans mais nous sommes très différentes l’une de l’autre ; elle respecte mon ordre et je respecte son désordre. Nous avons beaucoup d’affection l’une pour l’autre. »
Le vrai rapport de Hafida est avec son pays, le Maroc. Elle ne comprend pas toujours  pourquoi les Marocains de là-bas investissent plus dans l’or que dans les valeurs humaines et aiment biaiser avec les lois plutôt que d’imposer la rigueur à leurs enfants :
« Elles touchent les allocutions familiales et s’achètent de l’or au lieu d’investir dans l’éducation de leurs enfants. »
Pour Hafida, l’éducation des enfants est le meilleur des investissements. Elle rêve aussi  que sa fille, une fois ses études terminées, revienne s’installer au Maroc, à Had El Gharbia , et y monter peut être son entreprise. Hafida passe toutes ses vacances d’été entre El Gharbia et Tanger, peut-être pour effacer le souvenir douloureux qu’elle garde de son retour après son premier voyage en France:
« J’étais  de retour de France, bien habillée et je me suis  retrouvée face à ma mère, Moui, qui était vraiment très mal vêtue. J’ai eu tellement honte que j’ai fait une crise de nerfs. J’ai déchiré les habits chics que je portais. A quoi cela me servait- il d’être partie si loin si ma mère devait continuer à vivre aussi misérablement ? Je me suis  juré de m’occuper d’elle. Je l’ai conduite chez un médecin, c’était un luxe pour nous alors que d’aller dans le cabinet privé d’un médecin mais il le fallait. Je l’ai conduite dans un magasin pour qu’elle s’achète tout ce dont elle avait besoin. Et depuis, je n’ai jamais cessé d’agir ainsi avec elle et avec tous les miens. A chaque fête religieuse, j’envoie des cadeaux à tous les enfants du village, vingt-cinq  survêtements, pantalons, tricots, jupes ou robes pour les enfants. J’ai travaillé dur pour construire à ma mère une maison à son goût et où elle vit avec tous mes frères et sœurs, et même les cousins. Je ne peux être heureuse si je ne sais pas ma famille heureuse aussi. »
Si Hafida aide les siens en dehors de tout cadre associatif, c’est que sa veine humanitaire est innée. A chacun de ses voyages, elle ramène de France béquilles, chaises roulantes, médicaments pour ceux qu’elle connaît ou dont on lui a parlés. Pour elle, l’essentiel est d’agir et d’agir vite :
« Je ne suis pas sur place, je n’ai donc pas à créer un cadre associatif pour agir, c’est à ceux sur place de le faire. Moi, quand je suis à Paris, je vais chaque samedi aider au Secours Catholique. Je suis membre actif de la Croix Rouge française mais au Maroc, je ne viens que pour les vacances. Je peux aider les démunis, je dois le faire  et j’ai honte pour les autres Marocains qui sont en France et qui ne pensent pas aux pauvres  de leurs pays. J’ai honte pour  mon pays quand je vois des Marocaines avec plein de bijoux et qui viennent solliciter l’aide de la Croix Rouge. J’étais dans une famille délaissée par le mari mais quand j’ai vu tant de richesse portée par la femme, j’ai hésité à faire quoi que ce soit. Je peux aider un étudiant mais pas une femme qui porte plein de bijoux en or même si elle a été délaissée par son mari ! Moi qui ai connu tant de privations, je suis heureuse de pouvoir faire quelque chose pour les autres, mais encore faut-il que ce soit pour une bonne cause. Les « pauvres  gens » d’ici ne pensent même pas à s’aider eux-mêmes, comment donc vont-ils aider les leurs, leur pays ? »
 Hafida va prendre en charge des étudiants d’El Gharbia pour leur permettre de poursuivre leurs études à Paris. Elle n’en parle pas. Ce sont  les Hannat, ses amis intimes qui le disent. Interrogée, elle ne fait que sourire. Mais, comme pour dévier la discussion, elle raconte comment  elle a été invitée par le Caid de son village lors d’une réunion communale :
« J’étais la seule femme présente. Un parlementaire s’est mis à lire son discours. Il s’était trompé de la date des élections ! Les autres le regardaient ennuyés et personne n’osait lui dire que nous étions pressés par le temps. Alors j’ai demandé la parole. J’ai critiqué son travail, j’ai parlé de la réalité du village, de notre village. J’étais la seule à parler. Il ne faut pas être un professionnel de la politique pour comprendre ce qui se passe. Il faut juste aimer son pays pour savoir comment il faut agir efficacement. L’objectif de cette réunion était de trouver des aides pour doter le village d’eau potable, donc pourquoi perdre du temps à parler de tout et de n’importe quoi ? Après avoir quitté le bureau du responsable, les autres hommes sont venus me féliciter pour mon franc-parler. Moi je voulais que ce soit eux qui  parlent ! »
Hafida ne fait certes pas de politique mais son  amour pour les siens et pour la terre qui l’a vue naître font qu’elle s’intéresse à tout ce qui se passe dans son pays :
« Dans ma cuisine, j’écoute les informations du pays tout en préparant mon dîner. Quand il y a un discours royal, je prépare un bon plateau de thé et des gâteaux et nous nous mettons devant la télé  tous, mon mari, mes enfants et moi. C’est toujours  un événement heureux pour nous. J’aime mon pays et je n’aime pas ceux qui le critiquent  pour le détruire. Les parlementaires m’énervent quelques fois. Ils parlent beaucoup et pour rien. Ceux que j’aime, ce sont ceux qui construisent le pays, et on ne construit rien sans amour. »
Hafida ne se présente pas comme un exemple. Ce sont les autres qui la qualifient de fée. Hafida a le mérite d’être une femme simple, profondément humaine, extrêmement attachée à son pays natal et à son pays d’accueil.