Par Mustafa Akalay Nasser
Directeur de l’Esmab UPF Fès

Au cours de son histoire contemporaine, la médina maghrébine a connu une série de mutations au contact de l’urbanisation coloniale qui lui juxtapose de nouvelles structures spatiales ou la transforme partiellement. Dans leur interaction avec la médina, les nouvelles implantations urbaines débouchent sur des solutions différentes d’un pays à l’autre, selon Federico Cresti qui remarque par ailleurs: «Que sur le plan de l’urbanisme, l’intervention coloniale a pris dans les pays du Maghreb des aspects différents: mais c’est en Algérie qu’elle s’est présentée sous la forme la plus violente. En effet alors qu’au Maroc les centres anciens se voyaient respectés par une politique urbaine qui favorisait le développement de la ville européenne à côté de la ville musulmane préexistante, reconnaissant par-là la nécessaire hétérogénéité de ces deux établissements et le fait que dans leur dynamique propre ils répondaient à des lois différentes, et, alors qu’en Tunisie la structure urbaine d’une médina est , en général assez marginalement touchée par les interventions de la période coloniale ,en Algérie on inaugure dès 1860 un processus de bouleversement de l’ urbain qui mènera à la superposition de la ville européenne et de l’ ancienne structure précoloniale».
Dans le patrimoine urbain ibérique, la présence d´un substrat musulman prédispose à une adaptation à la ville marocaine. Ainsi les premiers espagnols arrivés dès 1913 eurent tendance à s’établir de leur mieux dans les médinas, conformément aux conditions de vie qui avaient été les leurs dans la péninsule, particulièrement en Andalousie. À Tétouan, ils avaient pris possession du Mellah et de la Mçalla Kdima ou Luneta; à Ksar el-Kebir, de Bab el-Oued et de Chraa; et à Larache de la kasbah.
Le développement de l’urbanisme expérimental au nord du Maroc est lié à l’introduction d’un nouveau modèle urbain qui puise son origine dans la loi du 20 juin 1864, dite «ley de ensanches», relative aux plans d’extensions des villes: son principe est la jonction dictée à la fois par l’hygiène et l’esthétique. Ce modèle urbain est le produit d’une tradition urbaine espagnole remontant au XIX siècle et dénommée L’ensanche comme solution idéale capable de maîtriser et de rationaliser l’espace urbain.
«L’ensanche» est un mode de croissance consistant à additionner, au noyau ancien, un nouveau quartier souvent projeté sur un plan au tracé orthogonal, en forme de damier ou de grille réticulaire. Lié à la démolition des remparts de la vieille ville, cette technique de croissance est réalisée sur les terrains non urbanisés adjacents aux médinas, exemples commun à des villes comme Tétouan, Larache, Ksar el Kébir et Asilah.
Nettement expansionniste L’ensanche ne s’apparente en rien à la rénovation urbaine qui était généralisée à toute l’Europe (mais sans succès en Espagne). Demeurée inefficace dans la péninsule, cette rénovation appelée «reforma interior», est remplacée par une réglementation progressive et limitée de l’extension de la ville.
Le moment fort de cet urbanisme réglementaire correspond à la deuxième moitié du XIX siècle, années durant lesquelles Madrid, Barcelone, San Sébastian et Bilbao sont dotées de plans d’extensions. C’est ce modèle spatial que les urbanistes espagnols transposent au nord du Maroc. Ses applications se manifestent soit sous forme de croissance urbaine juxtaposée à la ville ancienne, soit comme création en toute pièce d’une ville nouvelle. Les villes «Villa Nador» et «Villa San Jurjo» créées ex nihilo sont l’œuvre du génie militaire, Larache et Ksar el Kébir sont conçues par les contrôleurs civils Zapico et de Las Cagigas respectivement, Tétouan est la volonté d’une société immobilière «Sociedad Oliva Ensanche». Ces villes nouvelles sont contemporaines du début d’escalade militaire, mais c’est après «la pacification» qu’elles se développent en tracés orthogonaux, souvent sur des sites accidentés, donnant lieu à des îlots inégaux, des rues étroites et des constructions hétérogènes de faible hauteur.
Jusqu’en 1942 et antérieurement aux premiers travaux d’urbanisation de Tétouan et de Larache, les prescriptions émanant des «juntas de servicios locales» étaient encore insuffisantes, fixant les conditions techniques applicables à la construction des immeubles (surface, volume minima, ensoleillement, aération, équipement sanitaire) sans prétendre à s’ériger en document d’urbanisme. La pratique ayant précédé la norme.
Géométrique et contrastant avec l’allure labyrinthique des médinas, le schéma urbain colonial conditionne, dans une grande mesure, le paysage nord-marocain. La prédominance de la structure orthogonale est due à la simplicité du dessin et au morcellement des terrains qui tendent à faciliter les opérations de vente et de construction. Demeurant élémentaire, la géométrie ordonnant la ville hispano-marocaine consiste essentiellement à disposer, sur un espace libre, des îlots rectangulaires ou trapézoïdaux selon des lignes qui se coupent en angle droit.
Ces îlots appelés «Manzanas» en espagnol courant et «Cuadras» dans les pays d’ Amérique Latine, sont divisés le plus souvent en parcelles quadrangulaires, de tailles variables, dont les limites sont normalement perpendiculaires au réseau viaire. La composition du modèle importé s’appuie également sur la répétition systémique d’éléments structurants: des rues rectilignes, des blocs définissant les espaces publics et privés, une distribution des usages et activités, ainsi qu’une faible hauteur du cadre bâti. Loin de produire un effet monotone, la variété des façades, associée à l’occupation des îlots, introduit une diversité soit par des dénivellations du relief, comme à Tétouan et à Larache, soit par l’étroitesse des étendues, comme à Villa San Jurjo ou Alhoceima et à Villa Nador. Le relief montagneux de la zone, sites en pentes ou étroits, favorise des tracés moins géométriques que ceux permis dans la zone française ou la ville nouvelle est construite sur des sites servis par de grandes étendues.
Dans ce schéma urbain, l’effet de surprise propre au tracé labyrinthique de la médina s’efface et, ou du moins s’atténue en raison d’une hiérarchisation planifiée des espaces prévoyant des itinéraires moins touffus, des places (Plaza Mayor) et des rues principales (Calle Mayor). A l’origine rigide et répétitif, le tracé orthogonal devient en fait le support d’une architecture importée et d’un syncrétismes stylistique. La ville nouvelle ou L’ensanche, se tourne beaucoup plus vers l’extérieur que la ville traditionnelle marocaine; la sensation d’intimité, qui confère à cette médina tant de charme, se gomme au profit de l’ampleur. Le but ultime de cette planification urbaine exportée était «la beauté et le bien-être du monde futur». Pour beaucoup d’aménagistes espagnols, la fonctionnalité et la beauté des formes étaient des principes ancestraux de la cité andalouse et devaient être appliqués normalement dans l´urbanisme moderne. Ce n´était pour eux qu’un «retour aux sources» …
Appartenant à la fois à la tradition et à la modernité et loin de s’imposer comme loi exogène, l’art colonial rassemble plutôt des éléments matériels et symboliques, disparates, et contradictoires procédant de deux architectures différentes. Au nord du Maroc, les faiseurs de villes ont transposé le tracé en échiquier ou damier (Tablero), forgé en Amérique Latine, systématisé par le catalan Ildefonso Cerda (1815-1876) dans la théorie d’urbanisation générale et appliqué au plan d’extension de Barcelone. Le grand projet d’extension de Barcelone et la réforme de la ville ancienne prétendent à l’établissement d’une ville homogène et isotrope. Le choix d’un quadrillage aussi régulier que possible plaçant tous les terrains constructibles en situation identique dans un espace urbain dépourvu lui aussi de centralité, relève de ce programme. La ville intégrale est celle qui offre à tous les habitants des conditions d’hygiène bonnes et équivalentes, et garantit, à tous les propriétaires urbains une même et juste rente, indépendante des irrégularités de la ville traditionnelle. (Laurent Coudroy de Lille 2010).