Avec « Serge », la romancière et dramaturge Yasmina Reza signe un nouveau roman très réussi, dans lequel elle scrute la famille et interroge la question de la mémoire avec sa manière bien à elle de dessiner le tragique avec du rire.
La romancière et dramaturge Yasmina Reza revient cette année avec Serge, un roman en forme de chronique familiale aigre-douce, qui évoque avec humour et mélancolie les liens qui unissent une fratrie composée de trois frères et soeurs, Serge, Jean et Nana Popper. Serge est également une réflexion sur la famille au sens plus large, ici la famille juive, puisque c’est à celle-là qu’appartiennent les Popper, avec un regard décalé sur la mémoire. Serge est paru le 7 janvier 2021 aux éditions Flammarion.
L’histoire : « Depuis qu’elle est morte, les choses se sont déréglées ». La mère, celle qui tenait « la baraque de bric et de broc » de la famille Popper vient de succomber au cancer. Elle expire dans sa chambre, achevée par l’arrivée d’un lit médicalisé, qui lui a « cloué le bec ».
C’est Jean qui raconte. Dans cette famille juive non-pratiquante originaire de Hongrie, il est le fils du milieu, entre Serge, l’aîné, et Nana, la dernière de la fratrie. « Les derniers mots de notre mère ont été LCI », raconte Jean. « C’était quatre jours après l’attentat du Marché de l’Avent à Vivange-sur-Sarre, LCI diffusait la cérémonie d’hommage aux victimes. La correspondante n’avait que le mot recueillement à la bouche, ce mot dépourvu de substance. La même fille a dit après quelques plans de confiseries et de boîtes peintes, ‘La vie reprend ses droits même si bien sûr plus rien ne sera comme avant’. Si connasse, a dit Serge, tout sera comme avant. En vingt-quatre heures. »
Fratrie
Cette scène d’ouverture annonce la couleur. Le dernier roman de Yasmina Reza est le récit d’une tranche de trois vies, qui s’articule autour d’une scène clé : la visite en famille des camps d’Auschwitz Birkenau. Parfaitement construit, Serge est placé sous le signe du milieu : des protagonistes au mitan de leur vie, un narrateur, Jean, milieu de la fratrie, et une visite à Auschwitz, scène clé, plantée au milieu du récit.
L’auteure de Babylone (Prix Renaudot 2016) balaie dans ce nouveau roman tout ce qui compose la vie. C’est dans les moments du quotidien, des plus anodins aux plus exceptionnels, que la romancière traque la vie qui circule, la vie qui palpite, qui parfois s’essouffle, hoquète, la vie qui tant bien que mal s’écoule, la vie qui désagrège peu à peu les corps, et qui finit, quoi qu’il arrive, par la mort.
Ici, la romancière se concentre sur les relations indéfinissables qui lient les membres d’une fratrie, enrichie de personnages qui restent secondaires, comme si la configuration familiale primait au-delà de l’enfance, reléguant les nouveaux arrivants (maris, épouses, compagnes et compagnons, enfants) au rang de satellites.
« Souviens-toi. Mais pourquoi ? »
Le dernier roman de Yasmina Reza est bâti autour d’une scène épique, un voyage familial à Auschwitz, qui encre le roman dans une dimension beaucoup plus vaste que la famille nucléaire, ici la famille des Juifs, traversée par la question de la mémoire, que la romancière aborde à contre-pied de la tendance dominante, « hypermémorielle ».
« Souviens-toi. Mais pourquoi ? Pour ne pas le refaire ? Mais tu le referas. Un savoir qui n’est pas intimement relié à soi est vain. Il n’y a rien à attendre de la mémoire. Ce fétichisme de la mémoire est un simulacre », songe Jean en déambulant dans les allées du camp. C’est dans ce lieu mémoriel assailli par les bus de visiteurs et les perches à selfies, devenu décor pour touristes, que les vieilles querelles de la famille se cristallisent, provoquant la rupture…
Un air de « Mangeclous »
Cette comédie humaine est servie par l’écriture vive et luxuriante de Yasmina Reza, nourrie d’un comique de situation réglé comme au théâtre, et de dialogues parfaits, qui mettent en scène magnifiquement la vanité tragique de la vie, une plume rythmée, qui galope d’une page à l’autre à la manière d’Albert Cohen quand il racontait les épopées des Mangeclous.
Le regard de Jean sur le monde, désenchanté, résigné mais toujours doux, sa relation délicate avec Luc, un enfant différent qui n’est pas son fils, comme un ange sauvant le monde de sa laideur, apportent une couleur mélancolique et tendre à l’acidité de ce roman très réussi, et dédicacé (paradoxe ?) à Imre Kertész, grand artisan à travers ses livres, du travail de mémoire.
Yasmina Reza, née Évelyne Reza, le 1er mai 1959 à Paris possède une production est variée, comprenant le théâtre, des romans, des scénarios. Sa pièce « Art » (1994) est une réussite internationale qui l’a fait connaître du grand public. Ses œuvres, adaptées dans plus de trente-cinq langues, ont reçu de nombreux prix, dont des prix anglo-saxons prestigieux : deux Tony Awards et deux Laurence Olivier Awards. En novembre 2016, elle reçoit le prix Renaudot pour son roman Babylone.