“L’enjeu est d’imaginer un nouveau modèle, transnational et universaliste, qui replace la politique antidiscriminatoire dans le cadre plus général d’une politique sociale et économique à visée égalitaire et universelle, et qui assume la réalité du racisme et des discriminations pour se donner les moyens de les mesurer et de les corriger, sans pour autant figer les identités, qui sont toujours plurielles et multiples”.
Thomas Piketty :
Mesurer le racisme, vaincre les discriminations.

La notion d’intégration est très usitée dans les recherches en sciences sociales sur les migrants et les descendants de migrants. Elle est également utilisée par les acteurs politiques- (lors des campagnes électorales) – et les pouvoirs publics intervenant en direction de ces populations. Mais si cette notion est d’usage commun, sa définition et son contenu sont très variables. Qu’est- que l’intégration? Pour le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad:
«Tout ce qui touche à l’intégration relève avant tout de la croyance, même si les discours qui la concernent se parent le plus souvent de vertus scientifiques. Le discours sur l’intégration, qui est nécessairement un discours sur l’identité, propre ou autre, et, en dernière analyse, sur le rapport des forces inégal dans lequel sont engagées ces identités, n’est pas un discours de vérité, mais un discours fait pour produire un effet de vérité. En cette matière, la science sociale hésite encore entre la science et le mythe.
Le discours sur l’intégration est un discours fondé dans la croyance (et le préjugé), même s’il regarde ou louche vers la science. C’est un discours qui entremêle deux principes opposés de cohérence: d’un côté, une cohérence proclamée, d’allure scientifique, qui s’affirme officiellement par la multiplicité des signes extérieurs de la scientificité et par la production d’arguments pseudo-techniques (ou bureaucratiques); de l’autre, une cohérence cachée, mythique dans son principe».
Le processus d’intégration est asymétrique, parce qu’interviennent des rapports de forces et des rapports d’intérêt très différents selon les parties qui s’intègrent. Par exemple, dans le débat public, certains diront des immigrés qu’ils doivent s’intégrer. Dans le débat politique public, l’intégration est souvent assimilée à un modèle social et politique de gestion des immigrés dans une nation ou un pays. Ce modèle est fondé sur l’idée que les immigrés font partie, de manière provisoire ou définitive, de la communauté nationale, et donc possèdent les mêmes droits et sont assujettis aux mêmes devoirs. Le terme «intégration» est souvent utilisé à tort à propos d’enfants d’immigrés nés sur le sol national ou arrivés en bas âge. En effet, ces personnes ont été dès le départ insérées dans le tissu social, notamment par la fréquentation de l’école. Cet emploi abusif marque en général le fait que ces individus vivent dans des conditions sociales difficiles (échec scolaire, chômage), et marque un échec de la politique d’intégration puisqu’ils n’ont pas eu les mêmes chances que les enfants de citoyens «ordinaires». Cette mise à l’écart sociale s’accompagne souvent d’un repli identitaire vers les coutumes et les valeurs culturelles des parents, alors même que souvent les individus n’ont jamais connu le pays d’origine de leurs parents. L’intégration est souvent difficile pour les personnes ne parlant pas la langue de leur pays d’accueil.
Jusqu’une date récente le débat, sur l’intégration des populations immigrés en France mobilisait en plus des acteurs sociaux, les chercheurs venus de deux disciplines majeures, la sociologie et la science politique. Dans les faits, il s’était constitué comme un domaine réservé où se confrontaient, il est vrai, des spécialistes venus d´horizons différents, mais toujours sur des questions qui leur étaient spécifiques et avec une terminologie bien particulière.
Par contre la recherche anglo-saxonne depuis la fin des années quatre-vingt s’est érigée comme un des lieux majeurs à partir desquels est analysé les principaux enjeux transnationaux que suscitent les flux concomitants de médias et de migrations en temps de mondialisation. Le transnational c’est ce qui excède le national, le déborde, c’est aussi se glisser dans les plis des lois et s’y rendre invisible comme ces «sautes- frontières modernes»: Des acteurs, des sportifs de haut niveau, des cadors du business et de la finance. Et même plusieurs chefs d’état. Ces super-riches qui possèdent leurs jets privés et qui lors du confinement mondial ont continué à voyager sans toucher la terre. Depuis le début de la pandémie, la fortune des milliardaires de la planète a davantage augmenté qu’au cours des dix dernières années, alors que 10% de la population a besoin d’aide alimentaire, les carnets de commandes des vols en jets privés se multiplient. Les 43 plus grandes fortunes françaises ont accumulé 236 milliards d’euros supplémentaires: soit plus de 12 milliards par mois. Cet accaparement mondial, rapide et considérable, de richesses est dû notamment à «la montée en flèche des cours des actions», à «la montée en puissance des monopoles et des privatisations», à la baisse des taux d’imposition pour les ultra-riches, et à «la réduction des droits et des salaires des travailleurs et des travailleuses», explique Oxfam dans son rapport intitulé «Dans le monde d’après, les riches font sécession».
Á la déconstruction des concepts d’identité et de culture nationale qu’opèrent les écrits anthropologiques correspond la célébration de la circulation culturelle transnationale qui est même devenue, chez certains auteurs comme le philosophe américain Kwame Anthony Appiah, une clef de lecture pour comprendre que les identités ne sont pas figées mais plutôt plurielles et multiples: «Nous commettons une erreur …, celle de supposer qu’au cœur de chaque identité, il existe une similarité profonde qui relie les personnes ayant en commun cette identité. Ce n’est pas vrai. Souvenons-nous que les identités ne sont jamais que «des mensonges qui nous unissent».
Dans son ouvrage «Repenser l’identité» (Grasset,) Appiah ne fait pas de l’identité une borne mais un tremplin pour rejoindre l’autre, c’est un éloge du cosmopolitisme. Sa réflexion s’appuie notamment sur son expérience personnelle, celle d’homme noir, d’origine métisse (né d’un père Ghanéen et d’une mère anglaise), mais sans prôner le repli. Il vise, au contraire, à explorer les différentes façons dont nous habitons notre être, par le croisement de tout ce que nous sommes. Nulle régression identitaire ici, mais l’identité cosmopolite.
D’autres chercheurs comme Tristan Mattelart vont s’attaquer à une vieille certitude l’idée qu’il y a un lien indissoluble entre cultures, peuples ou identités d’un côté et lieux spécifiques de l’autre, c’est la culture voyageuse. Au cœur de leur démonstration, il y a un constat, celui de l’expansion de la mobilité au cours du vingtième siècle, avec le tourisme, la main d’œuvre migrante, l’immigration, l’expansion urbaine, de plus en plus de gens habitent en mouvement grâce aux moyens de transport de masse, les automobiles, les avions. Résultat: L’exotique est désormais à nos portes.
L’identité et la culture dans un monde d’interconnexions doivent être appréhendées comme inventives et mobiles, syncrétiques, mélangées, comme en transformation, comme un processus d´invention hybride, nourri par les apports de l´extérieur. Le terme de «culture hybride» est utilisé par l’anthropologue du sud l’argentin Néstor Garcia Canclini, en consonance avec les écrits de James Clifford, pour montrer, dans le contexte de la montée en puissance d´un marché économique et symbolique transnational, l´idée de culture doit être séparée de celle du territoire, local ou national, à laquelle elle a été systématiquement associée, pour être , au contraire, appréhendée à partir des divers mélanges interculturels ou interactions qui lui donnent forme. Selon le même anthropologue des hybridations: «Aujourd’hui Toutes les cultures sont des cultures frontières, perdant la relation exclusive avec leur territoire, mais gagnant en communication avec les autres cultures», à l’image de la ville cosmopolite de Tijuana, principale zone de passage pour les flux migratoires latino-américains vers les États-Unis.
L’anthropologue vivant aux États-Unis, Arjun Appadurai. Professeur à l´université de Chicago, qui met au cœur de sa pensée la notion de flux, comme l’explique son préfacier français Marc Abèlès, ce qui définit le monde contemporain, c’est la circulation, bien plus que les structures et les organisations stables. Dans son livre fort influent, «Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation», Arjun, propose pour comprendre ce monde une théorie générale des processus culturels globaux, articulée autour des médias électroniques et des migrations dont les flux décuplés sont présentés comme ayant des effets conjugués sur le travail de l’imagination en tant que trait constitutif de la subjectivité moderne. Partant des analyses de Benedict Anderson pour qui l’émergence de la nation, définie comme une communauté imaginée, est intimement liée au développement de la presse écrite et à l’avènement d’un capitalisme de l’imprimé, grâce auquel les lecteurs se sentent appartenir à un ensemble, national, plus vaste, Arjun montre comment, à l’aide des moyens de communication électroniques, et des liens qu’ils tissent par-delà les frontières, se forment de nouvelles communautés imaginées transnationales qui rompent les loyautés nationales. Jürgen Habermas, de son côté, développe le concept de patriotisme constitutionnel pour souligner la séparation entre le sentiment d’appartenance qu’implique la citoyenneté nationale et sa pratique juridique au-delà des cadres de l’état nation.

Par Mustafa Akalay Nasser

Directeur à L’Esmab UPF Fès.