En phase avec sa vocation de centre dédié à l’Intelligence Stratégique, ce document produit par les chercheurs de l’IMIS n’adresse pas l’ensemble du spectre des réformes nécessaires pour une modification totale du modèle de développement marocain, mais a choisi de se focaliser sur ceux qui relèvent de son expertise.

(Première partie) :
Entrer dans la Quatrième Révolution Industrielle

La révolution numérique bouleverse désormais l’ensemble des secteurs de l’activité humaine. Plus que les trois autres révolutions qui l’ont précédée, la quatrième révolution industrielle annonce un changement paradigmatique qui modifie de manière extrêmement profonde la façon de produire, de consommer et de travailler. Extrêmement capitalistique, la quatrième révolution industrielle favorisera les acteurs qui réussiront à mobiliser des ressources humaines et financières importantes tout en les
conjuguant avec une politique d’épanouissement des talents et de promotion de l’entreprenariat innovant. Sur
l’ensemble de ces dimensions, le Maroc dispose d’atouts qu’il lui faut exploiter sans attendre pour ne pas rester en marge de l’histoire.
De plus, selon le dernier rapport de la commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, il a été établi que les nouvelles technologies digitales ont un impact immédiat sur l’efficacité et la productivité des entreprises, administrations et organisations qui les adoptent en effectuant leur transformation numérique, en même temps qu’elles facilitent l’inclusion. Elles entraînent des changements profonds dans la façon de produire, de commercialiser et dans l’organisation du travail, et ont permis l’apparition de nouveaux modèles d’affaires disruptifs. L’économie numérique pourrait devenir à cet égard un puissant moteur du développement économique et social du Maroc. Pourtant, le secteur privé et les administrations publiques n’ont entamé le processus d’adoption du digital que de manière timide, et beaucoup estiment que le pays accuse un retard important par rapport à son potentiel et son dividende démographique, qui lui offre un bassin de « Millenials » substantiel.

Menaces et opportunités de l’économie numérique marocaine

A l’exception notable de la Direction des Impôts, de la Douane et de la DGSN, et de la création encore récente de l’Agence de Développement du Digital (ADD), l’ensemble des acteurs économiques et administratifs du pays n’ont pas été suffisamment entreprenants pour mettre en œuvre des stratégies de transformation digitale. De manière paradoxale, les investissements importants et la forte progression du Maroc dans les TIC à l’orée des années 2000 ne lui ont pas permis de mettre en place des stratégies digitales de rupture, car il a fallu construire sur un tissu certes insuffisamment développé mais toutefois substantiel, entravant souvent la possibilité de mettre en place le fameux « Saut de grenouille » (Leapfrog). Aujourd’hui, le Maroc ne dispose donc pas des ingrédients indispensables pour une économie numérique efficiente et n’est pas suffisamment armé pour amorcer en toute
sérénité la révolution digitale.
Ce constat résulte de trois faiblesses critiques :
1. L’absence d’une vision claire et partagée par l’ensemble des parties prenantes a donné lieu à un écosystème à plusieurs vitesses, avec des choix technologiques non uniformisés rendant l’interconnexion et l’interopérabilité complexe et lourde.
2. Le sous équipement en infrastructure numériques
pénalise le secteur. La bande passante et le haut débit du pays rendent notamment l’exploitation de centres de
données non concurrentiels avec les offres européennes ou  américaines.
3. La pénurie des talents a atteint un niveau record depuis 12 ans selon la fédération marocaine des technologies de l’information, des télécommunications et de l’Offshoring ( A P E B I ) et le phénomène semble s’aggraver. Malgré cette situation, peu d’actions concrètes en coordination notamment avec les pays sollicitant les talents marocains ont été entreprises pour enrayer la fuite des cerveaux.
L’écosystème numérique du Royaume est également mis au défi par des menaces et des freins inhérents à la structure économique traditionnelle du pays. Parmi ces derniers, l’on peut notamment identifier les suivants, le plus souvent cités par les experts consultés par l’IMIS :
• Illettrisme numérique : aggravé par l’analphabétisme,
l’illettrisme numérique dépasserait les 53%. Un
marocain sur deux n’a toujours pas de compétences
numériques de base, comme communiquer via
Internet ou savoir réaliser des recherches. Ce fléau
touche également une grande partie du tissu économique national.
• Résistance au changement : pour un ensemble de raisons cristallisées dans le peu de vision stratégique de long terme, les organisations nationales manifestent une forte résistance au changement digital. Le fossé générationnel et le manque de compétences ne sont souvent pas des arguments suffisamment fondés pour cette résistance ;
• Projets qui s’éternisent : le « Time to Market » dans le nouveau monde digitalisé ne dépasse pas les 12 mois. Faisant défaut aux organisations marocaines, la vitesse est pourtant primordiale pour faire face à l’obsolescence des technologies ;
• Perte de confiance : l’accroissement des inégalités, combiné à la situation sociale a eu un effet négatif sur l’indice de confiance des marocains. Investisseurs et talents s’orientent de plus en plus vers d’autres marchés offrant une meilleure visibilité ;
• Retour et prévalence du cash : la campagne de recouvrement de l’impôt des deux dernières années, jugée agressive par certains a accentué la phobie des PME quant à la traçabilité numérique, et les a poussées à thésauriser en espèces autant que  possible.
• Taille du marché : l’étroitesse du marché domestique accentue la difficulté des acteurs économiques à s’investir dans des processus de transformation lourds ;
• Inégalité des chances : Le comportement prédateur de certains lobbies économiques et politiques freinent l’innovation en monopolisant l’accès aux marchés, à l’information et au financement ;
• Cybersécurité : les professionnels de la sécurité
informatique estiment que plus de 90% des systèmes nationaux sont extrêmement vulnérables aux attaques numériques. Une vulnérabilité qui a poussé le gouvernement à préparer un texte de loi sur la Cybersécurité (05.20), qui s’oriente davantage vers la répression du piratage sans pour autant s’inscrire dans un cadre juridique global dédié au digital.
Toutefois, en dépit de la conjonction de ces facteurs bloquants, l’économie numérique du Maroc se développe à un rythme important. Cette évolution touche autant les biens et services TIC que les biens et services fondés sur les TIC. Cela se traduit par l’accroissement de leur taux de pénétration, ainsi que par l’importance accrue qu’occupent les entreprises du numérique dans l’économies nationale.
Par ailleurs, la nature agile, évolutive et globalisée de l’économie numérique impose une adaptation permanente du cadre légal, réglementaire et institutionnel. Le Maroc doit ainsi prendre la tête de l’effort sur le plan africain au niveau de la réglementation des nouveaux outils de la transformation digitale que sont les objets connectés, l’intelligence artificielle, la Blockchain et autres « smart contracts » …etc.
La Cybersécurité est également un sujet prioritaire pour renforcer le cadre légal et juridique numérique du Maroc. Les lois doivent non seulement protéger les systèmes numériques tout en créant un écosystème propice pour une mise à niveau totale de la sécurité des infrastructures d’importance vitale pour la nation.
Enfin, pour inscrire l’avenir économique du pays dans les bouleversements mondiaux en matière de numérique, le temps est venu de franchir un nouveau cap et de proposer une feuille de route de transformation digitale pour un Maroc Digital ou les TIC constituent l’épine dorsale de l’économie numérique et un nouveau moteur de croissance.

Exécuter une stratégie digitale ambitieuse, relancer le E-Gov

Ainsi, il est fondamental que le Maroc se dote d’une vision claire sur son avenir digital. Les questions des choix technologiques, de la souveraineté de l’information, de la Cybersécurité, du commerce et de la fin progressive du cash dans les transactions doivent impérativement être adressées de manière transversale et non exclusivement dévolue au département en charge qu’est l’Agence de Développement du Digital (ADD) qui concentre désormais toutes les attentes. Cette dernière doit en effet jouer un rôle de catalyseur et d’exécutant d’une méso-stratégie adoptée par l’exécutif dans son ensemble.
Les politiques en la matière doivent donc être mises en œuvre en plus des mécanismes actuels de sécurité des
systèmes d’information marocains afin de créer un cadre réglementaire solide, stable et cohérent pour la protection des réseaux et des infrastructures, des entreprises et des particuliers.
Il est préconisé au Gouvernement d’élaborer à ce titre sa propre architecture de sécurité et ses propres systèmes de classification en fonction des besoins d’organisation et de gestion des risques.
Les agences gouvernementales pourraient ainsi sélectionner le modèle de déploiement approprié. En fonction de la classification des données, les
agences étatiques seraient amenées à appliquer les contrôles de sécurité appropriés (par exemple, le cryptage) dans un environnement de type « cloud ». Si les conditions ne sont pas réunies, à date, pour que ce cloud soit souverain et sécurisé sur le territoire national, il est possible de mettre en place une architecture de contrat avec un prestataire international qui garantirait au Royaume des pénalités exorbitantes s’il était constaté que des failles de sécurité survenaient. En parallèle, concernant les données ultra-sensibles relatives à la sécurité nationale ou à l’appareil de renseignement, il est possible pour le Royaume de construire un mini-centre de données ultra-sécurisé à l’accès limité aux seuls intervenant de cet écosystème.
Il serait tout aussi pertinent pour le Gouvernement de promouvoir une culture de la Cybersécurité auprès de
l’ensemble de la société, en étroite coordination avec les acteurs et les intervenants du système éducatif, et
l’écosystème industriel notamment dans le volet de la promotion du digital.
La stratégie digitale nationale, doit également prendre en compte la réhabilitation et le renforcement du capital
humain, facteur trop souvent relégué au second plan au profit de l’investissement dans les machines et logiciels.
Par ailleurs, il est nécessaire d’évaluer de manière lucide les réussites et les échecs des stratégies de gouvernement électronique (E-gov) qui se sont succédées durant les vingt dernières années. Aujourd’hui, le E-Gov basé sur une vision du haut vers le bas (Top-Down), telle qu’elle a prévalu jusqu’alors n’est plus d’actualité. Le citoyen doit désormais être au centre des nouvelles stratégies numériques. Le « Govtech » et la « Civictech » sont devenues effectivement les nouvelles formes d’organisation et de services numériques transformant complètement la relation
entre gouvernements, établissements publics, villes et citoyens.
L’élaboration de cette stratégie digitale nationale conduirait à la mise en place d’un cadre de l’innovation digitale et permettrait ainsi au Maroc d’explorer pleinement son potentiel d’innovation afin de tirer profit des avantages qu’il peut se procurer sur le plan économique, à savoir permettre aux entreprises marocaines de se doter d’avantages
concurrentiels et de concevoir de nouveaux produits innovants. Ce cadre doit également aider les secteurs à fort potentiel de digitalisation à se transformer rapidement. Enfin la mutualisation des efforts de l’ensemble des acteurs économiques et administratifs, permettrait au Royaume de peser davantage dans les négociations avec les géants mondiaux du numérique en atteignant la taille critique.
La numérisation par exemple peut améliorer l’efficacité des opérations de l’Etat et le niveau de gestion de la ville. Par exemple, le gouvernement britannique fait la promotion du concept de « gouvernement en tant que plate-forme » depuis près de 20 ans. Son système de gouvernement électronique s’est classé premier dans le rapport d’enquête des Nations Unies sur le gouvernement électronique de 2016. Le taux de déclaration fiscale d’auto-évaluation en ligne des citoyens a ainsi atteint 85%. Le taux de tests de conduite pré-réservés a atteint 98%. Au niveau des
infrastructures, le Royaume-Uni utilise la technologie des services « cloud » pour déployer un “cloud
gouvernemental” intégrant les données initialement distribuées dans des centaines de bases de données
départementales dans 12 centres de données, réalisant la collecte, la gestion et les données externes de différents départements ouverts. S’inspirer de ce modèle centralisé mais souple serait bénéfique pour le gouvernement national.

Appuyer l’investissement dans les infrastructures numériques et l’entrepreneuriat innovant

Cette évolution drastique de l’offre de services de l’Etat dans le numérique ne saurait être complète sans un stimulus fort à l’endroit du secteur privé. L’objectif ici est de permettre aux contenus liés aux TIC et à l’innovation de stimuler le développement de l’ensemble de l’industrie nationale, ainsi que de permettre à d’autres secteurs connexes de fournir de meilleurs produits et services à la communauté nationale.
Dans cette perspective, les participants typiques à l’innovation en aval sont les sociétés Internet et les entreprises de haute technologie. Le gouvernement doit ainsi soutenir la création de centres d’innovation ou d’incubateurs pour favoriser un grand nombre de startups Internet et high-tech innovantes, en dépassant le modèle jusqu’alors poursuivi de « Technoparks » privilégiant l’unicité géographique et la centralisation des acteurs. Par exemple, le ministère fédéral allemand des Affaires économiques et de l’Énergie a mis en place le projet “De-Hub” et créé 12 centres numériques pour encourager l’innovation numérique, rapprocher les startups et les investisseurs pour renforcer la coopération et introduire les TIC à des niveaux plus profonds. De surcroît, le développement des infrastructures de communication électronique fixes et mobiles large bande est considéré comme étant la dimension essentielle de l’économie numérique.
Alors que l’accès à Internet s’est imposé aujourd’hui comme un instrument fondamental pour le développement économique surtout dans les régions les plus reculées, la révolution industrielle digitale demande davantage d’infrastructures, par essence consommatrices de capital. Il est donc quasiment impossible de mettre en place une stratégie Big data et d’intelligence artificielle innovante sans assurer une infrastructure en centres de données (« data center »), performante, sécurisée et souveraine lorsqu’il
s’agit de services publics ou de communications dévolues à l’exécutif. Et sans une bande passante importante, les centres de données deviennent inutiles.
Ajouté à cela, la pression constante des utilisateurs sur la bande passante internet du fait des nouveaux usages que sont les téléchargements et la télévision par VoIP accentue la nécessité d’investir très lourdement dans
l’élargissement de la bande. Or, la baisse des revenus par utilisateur constatée chez les opérateurs du fait du
glissement des usages de la téléphonie entrave leur capacité d’investissement en ce domaine.
D’autre part, l’écosystème entrepreneurial innovant pâtit, de la même manière, du manque de financements risqués sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
Face à ce constat, le Roi Mohammed VI a créé une véritable rupture avec les pratiques bancaires relatives au financement des jeunes entrepreneurs. Le programme intégré de financement des entreprises offre, de fait, une opportunité pour l’ensemble des acteurs publics et privés pour appuyer cette initiative royale en mobilisant davantage les capitaux financiers. L’amélioration des dispositifs du capital-risque permettrait ainsi d’encourager les investisseurs à favoriser et financer l’émergence de pépites technologiques nationales. Ce créneau devrait, en outre,
s’insérer dans une stratégie intégrée de lancement, sur de nouvelles bases, du secteur de la recherche scientifique et de l’innovation par ses trois acteurs, l’Etat, le secteur universitaire et l’entreprise, qui doivent s’en partager la charge à relever dès 2020 à 2% du PIB, contre 0,7% actuellement (sachant que les pays les plus innovants sont à 3-4% de leurs PIB).
Le secteur du haut débit (fixe et mobile), quant à lui, qui constitue le principal potentiel de développement du secteur des TIC dans les prochaines années, manque de concurrence et souffre d’une régulation incomplète et inefficace ainsi que du manque d’investissements dans les infrastructures qui restent limitées aux principaux centres urbains et axes routiers du pays selon la Banque Mondiale.
Devancée par la plupart des pays européens, la France par exemple cherche à dépasser son manque de compétitivité numérique et s’est fixée l’objectif de devenir un pôle d’excellence dans le monde digital. Pour cela une batterie de mesures a été prises notamment la mise en place de dispositifs de soutien à la « French Tech » et la mise en place du « Passeport Talents ».
En Afrique, le Rwanda pour sa part a entamé le déploiement de sa stratégie numérique par deux mesures phares : un programme national de lutte contre l’illettrisme digital et l’instauration d’un National Digital Talent Policy, une politique de formation et une certification qui s’adresse à tous les employés de la fonction publique. Et pour soutenir son programme numérique, le gouvernement rwandais a imaginé une ville technologique, Kigali innovation city, qui sera la terre d’accueil de la matière grise africaine.
Ainsi, au vu de cet engouement mondial pour les ressources en numérique, et les chantiers importants que connaîtra le Maroc et le continent africain durant les dix prochaines années, le Royaume a l’opportunité de devenir un centre panafricain de compétences dans les métiers du numérique, capitalisant sur sa vocation de « Hub ».
Pour cela, il convient de démultiplier les initiatives emblématiques telle que l’école de codage 1337 de Khouribga à travers un maillage territorial plus dense, en adressant notamment les zones à bassin d’emploi jeune et dense, et de multiplier les partenariats avec les institutions de formation mondiales ayant vocation à mettre en place un relais africain. En parallèle, une politique d’incitation à la rétention des cerveaux numériques doit être mise en place afin de stopper l’hémorragie d’exode d’ingénieurs.