Mustafa Akalay Nasser
Directeur de l’école supérieure des métiers de l’architecture et du bâtiment. PF Fès
“La guerre en Afrique de 1860-62 n’a pas été étudiée de manière ample et équilibrée. Sa bibliographie est abondante et variée; Les principaux épisodes du conflit et ses figures les plus marquantes ont facilement atteint la connaissance et l’exaltation populaire, mais des apports importants sur des aspects généraux ou particuliers manquaient, cependant, il manquait une étude sérieuse et réfléchie permettant d’obtenir des enseignements visibles et justes”.
(Tomás García Figueras : Souvenirs centenaires d’une guerre romantique)
Après l’occupation manu militari de Tétouan en 1860, toutes les structures traditionnelles du Maroc précolonial ont été profondément modifiées. La colonisation, avec sa panoplie de réformes (urbaines, culturelles, administratives, etc.), s’est particulièrement attachée à saper les fondements du caractère ou de l’ethos de la société musulmane de Tétouan tout en y déposant des structures matérielles et mentales exogènes. Se manifestant par des phénomènes spécifiques de déstructuration et de restructuration de l’urbanisme médinal ; l’occupation de Tétouan s’est opérée par la violence qui a inlassablement marqué le sacrifice des formes urbaines indigènes sur l’autel d’une nouvelle ère moderne.
L’application du principe de la table rase et le travestissement des maisons de la médina au moyen de façades de style éclectique, d’une part, l’élargissement et la rectification des rues avec la création de places, d’autre part, ont véritablement répondu à l’ouverture de la médina, à la violation de sa structure intime en forme d’utérus, à l’alignement de ses rues, ainsi qu’à la mise en place de symboles d’un nouveau discours idéologique. Par des transformations radicales des espaces, une sorte d’inversion appliquée particulièrement à son environnement mémoriel, le dépouillant à la fois de ses contenus symboliques, mythiques et magico-religieux perçus comme concurrents d’une nouvelle monumentalité. Par la mise en œuvre de règles de dissociation et de désorientation, cette transformation tend donc à séparer les autochtones de leurs structures identitaires dans le but voulu de leur hispanisation.
Selon Charles Émile Yriarte, pseudonyme du Marquis de nationalité française De Villenier, correspondant du «Monde Illustré»: «Animées par je ne sais quel enthousiasme et s’aveuglant un peu sur l’objectif de la guerre et sur les véritables intentions de la nation, ou plutôt du gouvernement, les nouvelles autorités militaires de Tétouan voulaient hispaniser la ville; les rues, les mosquées avaient été baptisées; ils étaient allés plus loin: ils avaient voulu importer des usages nationaux et étaient chaque jour confrontés à de nouvelles impossibilités, dans des contradictions flagrantes, résultant d’un climat, de coutumes religieuses, d’une langue.la ville avait été transformée, des maisons démolies, des rues prolongées, de nouveaux établissements créés: C’est vrai qu’au fond de tout ça il y avait l’idée de garder Tétouan pour l’Espagne; une population fixe commençait à s’y installer».
Les biens du domaine public (biens du Makhzen) sont immédiatement confisqués et les biens des habous (biens morts) subissent le même sort, maisons et monuments sont transformés en boutiques, ambulances, parcs militaires, poudrières ou casernes. Il en est de même pour les édifices religieux qui ont été réhabilités pendant la première phase de l’occupation et transformés en entrepôts, établissements militaires ou utilisés pour le culte catholique.
Depuis la prise de Tétouan en 1860, les ingénieurs militaires ont entrepris des réformes urbaines telles que: L’établissement de la place, caractéristique de l’urbanisme espagnol, la mise en place d’un index des rues, l’allongement des rues et leur alignement. L’ouverture de longues artères afin de faciliter la circulation et le déplacement des troupes et de leurs engins, Ces travaux urbains entrepris par des ingénieurs militaires, ont été motivés par des raisons stratégiques et logiques de contrôle militaire de la ville antique, c’est un urbanisme vainqueur qui n’est pas protecteur du tout mais plutôt un urbanisme conquérant.
Si l’on se réfère aux textes arabes de l’époque, l’ouverture technique de la médina est issue d’un mécanisme perçu par le natif comme une introduction massive d’impuretés et de sacrilèges dans des lieux où la vanité coloniale du spectacle a désormais remplacé les pratiques et rituels collectifs islamisés.
En-Nassiri Eslaoui attribue dans son Kitab Elisticsá: “à la fureur destructrice la démolition de maisons et la coupe d’arbres que les autorités espagnoles ont été contraintes de faire pendant l’occupation de Tétouan, alors que l’un et l’autre ne faisaient qu’obéir à des raisons militaires ou à des raisons d’ornementation, et la salubrité, Dans un autre paragraphe le même auteur rapporte une multitude de faits qu’il donne pour vrais, et qui tendent à prouver le manque de charité des forces espagnoles et les mauvais traitements qu’elles ont infligés aux musulmans».
La forme de la ville préexistante : labyrinthe organisé produit d’un urbanisme du signe, qui incorporait une longue mémoire collective et renvoyait à un mythe des origines, était mutilée par les dispositifs de représentation et de pouvoir de la société coloniale qui se présentait comme un modèle à vénérer; revendiquant une mission «civilisatrice», elle imposait sa propre mémoire légitimatrice, représentée par un nouveau système de signes et d’emblèmes, et proclamant des valeurs et des idéaux « supérieurs » réitérés lors d’actes de célébration patriotique et militaire. Ainsi, à l’instar de Tétouan, les travaux entrepris dans la médina ont été menés dans le but d’apprivoiser le tissu «étranger», perçu comme menaçant pour la culture et l’image urbaine que les nouveaux usagers voulaient se donner. Longtemps présentée par les descriptions des nouveaux occupants comme la ville “opaque” et “fermée” par excellence, sans ordre ni sécurité, sans art ni industrie, sans air ni lumière.
La forme close de la médina que demeurait impénétrable et non- signifiante pour un esprit espagnol habitué à apprécier un espace urbain avant tout d’après des espaces publics et ouverts. Il n’est pas surprenant que les premières interventions en vue de remodeler la trame urbaine de ladite médina aient été orientées vers la création de places et rues régulièrement alignées dont on ressentait l’absence.
L’ouverture forcée de la structure de la ville est d’autant plus significative qu’à Tétouan, par exemple, l’emplacement de la Plaza d’armes dans le Feddan, appelée Plaza d’Espagne, qui a glorifié et commémoré d’une certaine manière la fracture pratiquée qui a permis la conquête de la ville. Sa superposition à une configuration éminemment sacrée du musulman de Tétouan correspond bien à l’extraversion brutale des formes de ce dernier, à la volonté de le vider de ses mythes et de ses significations, de le retourner comme un gant. Il est évident, en effet, que le caractère «claustrophobe» de la ville précoloniale – (puisque le nouvel usager a du mal à s’orienter dans la médina) – était alors perçu comme une expression concrète, sinon d’infériorité, d’une régression civilisationnelle et d’une aliénation à une idéologie considérée comme archaïque.
L’espace moderne n’est plus seulement conçu désormais comme un moyen de réaliser les nouveaux objectifs assignés par «l’intérêt national» (qui l’emporte finalement sur la «mission civilisatrice»), mais s’affirme aussi comme l’instrument le plus efficace de négation et de rejet de la population locale. Les techniques de production d’un tel type d’espace euclidien et disciplinaire qui constituaient un savoir-faire fondé sur la violence exercée sur les espaces, ont ensuite servi à extirper ou à mutiler la mémoire collective de l’autre.
Dans ce contexte, la place principale, instrument urbain de domination coloniale, est apparue comme le lieu théâtral par excellence de la maîtrise de l’objet technique et de sa représentation, la figure la plus aboutie qui a représenté l’idée d’une civilisation «supérieure» à l’époque, en même temps que l’idéal d’assimilation des autochtones aux normes culturelles et sociales dictées par la métropole. Ainsi, toujours à Tétouan, cette figure concentre paradoxalement en un seul espace le «dispositif» pour démanteler les structures collectives préexistantes et réprimer/punir la résistance. On voit alors la ville coloniale comme un discours d’organisation et de dissimulation de la violence, masquant la réalité de l’autochtone comme victime sacrificielle, et un discours du désir d’irrationalité symbolisé par l’autre (le musulman, l’oriental).
Pedro Antonio Alarcón et d’autres chroniqueurs décrivent «une ville où l’argent coule à flots et où un brouhaha de nouveaux riches, principalement israéliens, côtoie propriétaires terriens locaux, généraux, politiciens espagnols et aventuriers de toute l’Europe. Ils fréquentent les lieux mondains et assistent aux spectacles d’opérette et de prestidigitation présentés au théâtre Isabelle II, aux réceptions officielles de Dar El Majzén et aux soirées organisées par les notables de la ville». Il n’y a pas une semaine ou un mois sans qu’un nouveau commerce, un café, une pension, un restaurant, un coiffeur ouvre ses portes à Tétouan ces dernières années, selon les informations que l’on peut lire dans le journal local El Noticiero de Tetuán on voit la naissance de l’épicerie «del Sevillano»; les cafés des Deux Matins, du Théâtre, de la Poste, des Sept Portes, de la «Vapeur»; le cercle militaire; la «Fondation de l’Europe»; le coiffeur de la Plaza de España, etc.
«Tous ces nouveaux établissements rendent la conquête définitive de Tétouan d’autant plus tangible que les Espagnols, persuadés par l’insolvabilité du Maroc, espèrent durer longtemps à Tétouan où une colonie espagnole était déjà établie. Mais c’est sans compter sur l’Angleterre qu’elle avait consenti un important prêt au Sultan afin de satisfaire pleinement la dette de guerre et ainsi récupérer Tétouan. «Quelques mois après le départ des militaires de Tétouan, ses habitants ne considéraient pas que les aménagements introduits par les Espagnols dans la médina devaient être acceptés par eux et dès que les troupes quittaient Tétouan ils prenaient soin d’effacer toute trace de domination espagnole. Ainsi la médina avait été balayée de toute innovation, au point qu’il aurait été difficile de localiser l’emplacement des artères largement ouvertes, qui avaient complètement disparu sous les reconstructions qui revenaient pour présenter les formes et l’aspect de la vieille ville. Tétouan était redevenue la ville sainte des musulmans, ses mosquées étaient purifiées des profanations passées et ses quartiers et ses rues avaient retrouvé l’ancienne topographie». (En-Nassiri Eslaoui dans son Kitab Elisticsá).