Dans le secteur de la santé publique, Safae Nabil est bien placée pour prendre la température d’un secteur assez fiévreux.
Grande intellectuelle, elle est médecin généraliste exerçant dans la fonction publique depuis 2003, d’abord aux urgences pendant six ans et puis en unité de soins de santé de base depuis 11 ans. Et depuis le début de la pandémie du Coronavirus, elle a exercé dans différentes unités Covid de Tanger. Actuellement, elle est à l’unité de prise en charge ambulatoire des malades Covid, à Ziaten.
Son diagnostic est insoupçonnable…
Vous êtes médecin dans le secteur public et vous avez vécu la pandémie du Coronavirus depuis son apparition à Tanger. Quelles conclusions majeures, concernant la gestion des hôpitaux publics, avez-vous tiré de cette expérience ?
La gestion hospitalière et de la santé publique, d’une manière plus générale, souffre de gros problèmes structurels depuis des décennies. Ceci étant dû à un manque important d’investissement (tant en infrastructures, qu’en équipements et surtout en capital humain). Vu que notre pays ne consacre que 5-6% de son budget à la santé quand les recommandations de l’OMS parlent de 11-12% . Il y a aussi, la centralisation de la prise de décision et la lenteur administrative qui sont souvent de vrais freins à la prise d’initiative locale pour l’amélioration de certains volets.
Durant l’épidémie Covid, tous ces effets ont été mis à jour de manière très criante (pas assez de lits d’hospitalisation, manque d’oxygène dans plusieurs hôpitaux, manque de personnels surtout qualifiés, médecins et infirmiers spécialisés en réanimation etc). Ceci dit, des efforts importants ont été consentis, ces derniers mois, pour améliorer la situation des établissements de santé tant au niveau hospitalier que dans les centres de santé. Mais un problème structurel aussi profond que celui de notre Santé Publique ne saurait être résolu en quelques mois et surtout par des mesures conjoncturelles dont l’effet cessera avec la fin de l’épidémie.
Quelles sont les déficiences à corriger en toute urgence dans le secteur de la santé publique ? Avons-nous juste besoin d’investissements en hôpitaux, équipements et ressources humaines, ou le problème de la restructuration est plus profond qu’il ne le paraît ?
Je pense personnellement, comme tous les praticiens du terrain, qu’il faudra une refonte complète de ce système en commençant par une vraie politique volontariste d’investissement massive surtout dans l’humain. Il est à noter que la majorité des médecins nouvellement diplômés ne veut plus travailler pour la Santé Publique, car les conditions de travail tant salariale que l’éloignement, ou encore le manque de tout, ne l’encourage pas du tout. Ces investissements doivent s’orienter, comme j’ai dit plus haut, sur notre capital humain par d’abord une formation adéquate durant les années universitaires. Ceci devant se poursuivre par des formations en continu de qualité car la médecine du futur nécessite une continuelle mise à jour de nos compétences. Bien sûr les investissements en établissement de soins et en matériel sont tout aussi importants, et là encore beaucoup reste à faire. À mon sens, sur ce point nous manquons plus d’intelligence que de moyens car souvent des fonds sont alloués au mauvais endroit, ou bien là où il faut, mais le projet n’est pas adapté aux réels besoins. Ce qui me conduit au second point qui est que tous ces efforts devront être accompagnés par une régionalisation efficace et menés intelligemment de manière à casser avec la verticalité de la prise de décision et que notre voix, à nous acteurs du terrain, soit prise en compte dans les processus décisionnels.
Tout récemment, le ministère de la santé a communiqué son projet visant une meilleure valorisation des professionnels de la santé publique après la rude expérience du COVID-19. A votre avis, que faudra-t-il véritablement faire pour redonner à ces professionnels leur vraie valeur et l’estime qu’ils méritent?
Le personnel soignant ne désire dans sa majorité qu’une chose. La VALORISATION. Les médecins, par exemple, font de très longues carrières universitaires qui peuvent aller de 7 à 15 ans d’étude voire plus. Et une fois qu’on arrive sur nos lieux de travail, on nous dit de laisser de côté une grande part de nos acquis fondamentaux car impossible de les pratiquer par manque de moyens. Là est la première grande frustration qui entame souvent notre détermination de jeunes praticiens. Vient après la surcharge du travail. Dans l’établissement où j’exerce, par exemple, nous somme trois médecins pour une population estimée à quelques 60000 personnes. Population, qui plus est, d’un niveau socio-économique bas, et qui a donc du mal à se faire soigner correctement dans nos établissements publics. Enfin, les conditions salariales sont loin d’être satisfaisantes. Dans les pays qui ont de très bons indicateurs de santé, le personnel soignant se trouve en haut de l’échelle des salaires. Nous ne demandons pas des salaires de Traders ni de stars de musique mais des salaires dignes de notre noble mission.
Le CHU de Tanger tarde à lancer ses services, dont certains seraient assurés dans d’autres hôpitaux comme Al Qortobi. N’y a-t-il pas là un grave problème pour les personnels de cet établissement au niveau de la protection de leurs droits ?
Oui, effectivement. Pour l’instant le personnel ne sait pas exactement quel sera son statut dans cette nouvelle structure à cheval entre CHU et santé publique. Ceci dit, le plus préoccupant est la situation des patients qui vont devoir partager leur prise en charge entre deux sites se trouvant aux deux extrémités de la ville, et surtout s’il faut gérer une situation d’urgence.
Dans un avenir très proche, on aura au Maroc à la fois des cliniques représentant des investissements étrangers et des médecins d’autres nationalités. Cela existe un peu partout dans le monde. Mais est ce que le Maroc possède, aujourd’hui, toutes les garanties pour réussir cette expérience ?
Tout d’abord cette expérience de fonds d’investissement dans le domaine de la Santé, qui est une forme de marchandisation accélérée de la santé des citoyens, n’a pas fait ses preuves sous d’autres cieux, dans des pays plus développés que le nôtre. Bien au contraire, le coût des soins est de plus en plus cher laissant sur la marge beaucoup de monde n’ayant pas assez de moyens ou n’ayant pas une bonne assurance. Si on extrapole ce modèle sur notre pays, vous imaginez bien qu’une large fraction de notre société ne pourra pas en bénéficier. C’est de ce fait, une médecine marchande faite pour une certaine catégorie sociale. Ça renforce et confirme par la loi le principe de santé à deux vitesses qui est déjà préexistant au Maroc. Pour ce qui est de l’arrivée des médecins étrangers, en principe c’est une bonne idée. Espérons qu’ils puissent exercer aussi au sein des établissements publics pour pouvoir bénéficier de leur savoir-faire. Mais je crains que ce ne soit qu’un vœux pieux.
Propos recueillis par Abdeslam REDDAM