Architecte dplg, experte assermentée près les tribunaux en affaires foncières et immobilières, Nawal Zaïdi nous dévoile dans cette interview sa passion pour le piano, sa relation avec ses parents et son point de vue sur le métier d’architecte et sa ville natale, Tanger.

« Ma mère ne m’a pas influencée, elle m’a construite, des fois dans l’acceptation, souvent dans des discussions de nature âpre »

« Mon grand regret est la disparition d’une œuvre immatérielle qui a été supprimée à Tanger et qui n’est pas un bâtiment : c’est les noms des rues de Tanger qui étaient organisés par quartier : le quartier des musiciens, le quartier des peintres, etc… »

Pour les personnes qui connaissent votre famille, on ne peut pas parler de Nawal Zaidi sans évoquer le rôle de vos parents dans votre éducation, votre enfance et Tanger durant cette belle époque. Racontez-nous un peu cette magnifique période de votre vie, notamment le rôle de votre père, un des grands journalistes Tangérois.

Je suis née sur le plateau du Marshan, d’une famille purement tangéroise, fille de Mohammed Mehdi Zaïdi et Fama Homrani. J’ai vécu toute mon enfance et une partie de mon adolescence entre le plateau du Marshan où habitaient mes grands-parents maternels et l’avenue Hassan II où nous résidions, avant de « migrer » vers le parc Brooks à l’immeuble Bonita.
Non seulement j’étais entourée d’une partie de ma famille, mais également de mes ami(e)s et connaissances qui ont constitué et constituent toujours le socle de la société dont je fais partie.
Que vous raconter de mon enfance ? Je faisais partie d’une fratrie composée de 2 garçons et 1 fille (en l’occurrence moi), d’une famille aux us et coutumes traditionnels mais très ouverte sur l’évolution du monde : on nous qualifiait de « famille moderne ». Moi je dirais plutôt une famille ouverte sur l’éducation, le savoir vivre à l’européenne, le souab à la marocaine, le respect, des principes immuables et surtout le patriotisme et l’Instruction.
A titre d’exemple, mon père avait prénommé mes frères Adil (le Juste) et Nazih (l’Intègre).
J’ai fait ma garderie à l’école italienne, la maternelle et le primaire à l’école Berchet et le secondaire au lycée Regnault. Parallèlement, je suivais un cursus de piano et solfège au Conservatoire de musique de Tanger où j’ai obtenu le 1er prix de piano et de solfège.
Nous avons eu, mes frères et moi, une enfance heureuse ponctuée par les aléas de la vie, mais basée sur l’instruction et la lecture qui ont toujours été 2 composantes de niveau vital dans notre famille : on étudiait comme on respirait et mangeait.
A côté de cette vie studieuse, la vie en famille et en société était importante et nous étions imprégnés de ce code comportemental non écrit.
Mon père Mohammed Mehdi Zaïdi, pour ceux qui l’ont connu, était un homme d’une grande personnalité. Il nous a légué son CV intitulé «Carrière d’un patriote (et non d’un politique) ».
Papa était dans le parti « Al Ouahda Al Maghribia » et il était directeur de l’institut Moulay Mehdi qui avait pour objectif la lutte contre l’analphabétisme ; il a également fait partie du FDIC (Front de Défense des Institutions Constitutionnelles), et a assumé les fonctions de Président de l’Assemblée provinciale de Tanger et rapporteur du conseil municipal de Tanger, Directeur de la RATT (Régie autonome des Transports urbains de Tanger- les autobus bleus) .
Il était de formation juriste et était traducteur-interprète assermenté ; mais avant tout, il était journaliste, Président de l’Association Internationale de la Presse à Tanger, et avait créé son journal indépendant, le Journal Tanjah, en arabe et français.
Mon frère Adil et moi-même (Nazih Allah  irahmo était bébé) avons été énormément influencés par la période « autobus » par 3 faits :
Premièrement, nous étions les enfants de « Zaïdi des autobus » et nous le sommes encore de nos jours pour les Tangérois.
Deuxièmement, mon père avait conçu une maquette électrique de la ville de Tanger retraçant la circulation de la ville et surtout le circuit des autobus, ainsi qu’une couronne animée électriquement qui tournait sur elle-même. Ces deux éléments étaient construits dans le garage des autobus avec l’aide de deux employés de la RATT, un mécanicien espagnol et un électricien marocain, pour la foire de Casablanca.
Nous sortions de l’école et venions assister au montage de cette maquette et de cette couronne. Nous étions subjugués.
Troisièmement, mon père nous expliquait l’objectif assigné et la stratégie déployée dans la gestion de la RATT : le moyen de transport est un élément essentiel dans le développement d’une ville et notamment dans la lutte contre l’exode rural (nous étions au début des années 1970) ; il convient donc de développer le réseau des autobus afin que les habitants des douars et zones périphériques puissent venir travailler à Tanger et retourner à leur logement sans créer de l’habitat insalubre dans la ville.
Aujourd’hui, mon frère Adil et moi-même avons gardé cet esprit de développement intégré qui nous a été inculqué très jeunes.

Quand vous étiez adolescente, l’influence de votre maman vous a-t-elle marquée autant que celle de votre papa?

Maman, Fama Homrani, a fréquenté l’école primaire de la Kasbah, chez Mademoiselle Goudiani ; à l’obtention de son certificat d’études primaires, elle a intégré le lycée Saint-Aulaire pour le secondaire. Ma grand-mère maternelle qui était analphabète, disait à ses filles (ma mère et ma tante Noufissa) : « Allez à l’école et instruisez-vous, l’instruction vous permettra d’apprendre à cuisiner, la cuisine ne vous instruira pas ».
Maman (elle nous a quitté le 10 mai 2015, cela fait juste 7 ans) était polyglotte, elle parlait et écrivait l’arabe, le français, l’anglais et l’espagnol. Elle était férue de connaissances : préparation du Baccalauréat en candidate libre, Britich Center, cours de dactylographie et sténographie, Conservatoire de musique (piano et solfège où nous suivions les cours ensemble), centre Culturel français où elle a eu un diplôme de la Sorbonne en littérature française (UP2), cours d’informatique, etc…
Tout ceci simultanément avec un mari, 3 enfants et  une maison à tenir, sans omettre son relationnel social et ses activités caritatives : secrétaire générale de l’association Goutte de lait, secrétaire générale de l’Union de Femmes (Tanger), l’association « Tricot », l’association de l’environnement, etc…
Après le décès de mon père en décembre 1992, elle a repris le bureau de ce dernier en tant qu’experte assermentée en affaires foncières et immobilières.
Ma mère nous a toujours accompagnés mes 2 frères et moi, de la même façon, sans aucune différence de genre en nous apprenant une chose essentielle : « Apprenez à tout partager, le peu comme le beaucoup et soyez gentils entre vous ».
A la question « Est-ce-que l’influence de maman m’a marquée autant que celle de papa pendant mon adolescence ? », la réponse est claire et nette : elle ne m’a pas influencée, elle m’a construite, des fois dans l’acceptation, souvent dans des discussions de nature âpre : j’étais plutôt frondeuse aussi bien avec ma mère qu’avec mon père et il fallait que je sois convaincue.
Ainsi que je l’ai dit plus haut, ma mère vient d’une famille traditionnelle et moderne. C’est une dualité qu’elle vivait très bien, alors que pour nous, c’était plus difficile.
J’ai donc appris à naviguer dans ces eaux, en trouvant ma voie ce qui n’était pas évident : j’ai appris d’elle mais aussi d’autres femmes qui ont fait partie de ma vie (mes grands-mères et mes tantes maternelle et paternelle, les deux Noufissa), tout ce qui ne se trouvait pas dans les livres, ce que j’appelle le code non écrit : comment s’habiller et se comporter selon les circonstances, comment recevoir, les us et coutumes, les traditions revisitées, les principes, etc… mais de façon moderne.
Maman nous a enseigné également l’amour presque obsessionnel de la lecture et de la connaissance. Elle s’investissait complètement dans nos études.
Aujourd’hui qu’elle n’est plus avec nous, je la remercie profondément pour tout ce qu’elle m’a enseigné.

Mes parents Mohammed Mehdi ZAIDI et Fama HOMRANI

Vous êtes architecte et experte dans ce domaine. Pourquoi avez-vous opté pour ce métier ?

Au départ, j’étais attirée par la chimie des parfums, je voulais être un « Nez » car j’ai toujours adoré les fragrances, mais malgré mon désir d’aller en France pour mes études, j’avais une certitude : revenir vivre au Maroc.
Lors de mon examen du Baccalauréat, j’ai passé la musique (piano et solfège) en option libre, et l’examinateur m’a proposé une bourse de l’Ambassade de France pour le Conservatoire de Paris ; la voie qui s’ouvrait devant moi allait concrétiser ma passion pour le piano mais c’était incompatible avec la vie que je voulais mener.
Alors pourquoi l’architecture ? En réalité, c’est la profession qui me permettait de synthétiser tout mon vécu et d’être en permanence en «connaissance», en même temps d’être « Tout », je m’explique :
Les études d’architecture consistent en une formation de l’esprit et permettent d’acquérir des outils donnant la faculté au futur architecte d’appréhender chaque type de projet qui se présente : un hôpital, un resort touristique, un hôtel, une mosquée, une usine, une administration, un lotissement, un port sec, une réhabilitation, une restauration, un aéroport, une gare routière, une gare ferroviaire …. Et j’en passe, la liste est interminable heureusement.
Pour chaque type de projet, l’architecte se doit de bien comprendre les arcanes de ce qu’il doit créer de son cerveau et sortir de terre : pour un hôpital, l’architecte ne devient pas médecin ni soignant, ni malade, mais il doit comprendre les besoins de chaque utilisateur en respectant les normes et règles ainsi que les lois qui régissent toute construction.
Par ailleurs, l’architecture est un lien et une passerelle entre le passé, le présent et le futur.
Les meilleurs exemples que nous avons à travers le monde sont les mosquées, les églises, les palais et châteaux. Leur étude et compréhension est fascinante : histoire, contexte, techniques de la période, etc…
L’architecture est une projection du mode de vie et de la technologie du moment, il y a une interaction fusionnelle. La géométrie plane devient volume et monument, la façon de vivre s’articule avec son environnement architectural et devient tradition.
Cet esprit de développement et de renouvellement, en prenant en considération ce que nous ont légué nos ancêtres, ne pouvait que m’attirer.
D’ailleurs, j’ai toujours considéré que mon passage dans l’administration (Ministère de l’Habitat et l’urbanisme, ERAC, APDN) a été une aubaine et une grande école où j’ai énormément appris, continuant ainsi à approfondir et à acquérir des connaissances.
J’ai bénéficié de formations approfondies en Développement local et gestion de projets au Centre d’Economie Régional d’Aix en Provence avec simultanément une expérience du terrain. Ceci m’a permis d’acquérir une certaine expertise en la matière et depuis mon départ volontaire de l’Administration en 2005 où j’étais architecte en chef, je suis architecte dans le privé et experte assermentée auprès des tribunaux en affaires foncières et immobilières.
Mon père voulait que je sois avocate, je suis aujourd’hui architecte dplg (en chef) diplômée de l’école d’architecture de Toulouse, spécialisée en développement local et gestion de projets (Centre d’Economie Régional d’Aix en Provence), auxiliaire de justice en tant qu’experte assermentée. J’ai finalement suivi le chemin de mon père (journaliste-interprète assermenté)  et de ma mère (experte assermentée) mais en suivant ma propre voie, khabira bint Al khoubara.

Sachant que naturellement un architecte est aussi un artiste qui crée des « chefs-d’œuvre », comment jugez-vous le fait que finalement il est rare qu’on trouve d’excellentes réalisations à ce niveau, notamment à Tanger?

Un architecte ne crée pas de chef-d’œuvre, il est maître d’œuvre et à ce titre, il conçoit une œuvre qui répond à plusieurs critères et surtout à des besoins fonctionnels, contextuels, techniques, sociaux et esthétiques.
Mais l’esthétique englobe également ses propres critères et paramètres tels que la volumétrie, l’harmonie des éléments architecturaux, les couleurs, les formes employées et leur réponse à des problématiques et données spécifiques et en fin de course, une part de subjectivité par rapport à ce qu’on considère comme beau.
On demande souvent pourquoi les architectes ne sont plus capables de concevoir des constructions aussi belles que celles de la Médina. Mais la Médina était un mode de vie avec des ruelles étroites où les voitures n’accèdent pas ou si peu, et des maisons fermées sur l’extérieur avec des femmes cloîtrées. Comment peut-on reproduire ce type d’organisation spatiale et d’architecture sans son essence ?
Personnellement, je ne peux pas laisser dire qu’il n’y a pas d’excellentes réalisations à Tanger, il y a des réalisations intéressantes où il y a eu de la recherche et qui constituent même des repères au niveau de la ville.
Cependant, ce que je regrette, c’est plutôt le manque de caractère de certains bâtiments ne permettant pas une lecture de leur fonction. En effet, certains éléments architecturaux ont été dupliqués indéfiniment et ne permettent pas de reconnaître à première vue la nature et la fonction de la construction : certains complexes d’habitat et certains bâtiments administratifs reproduisent les mêmes volumétries et les mêmes éléments architecturaux classifiés marocains ( tuiles, arcades, ogives, …).
De plus, des changements sont apportés par les utilisateurs, modifiant de ce fait la conception d’origine et les façades tel que fermeture des balcons et terrasses, paraboles, climatiseurs, etc ;  il faut rajouter à cela le manque d’entretien.

Tout le monde trouve que les architectes ne sont plus « libres » dans leurs créations. Cela est dû à quoi à votre avis?

La liberté de l’architecte réside dans la réponse qu’il apporte par sa conception aux contraintes techniques et aux besoins exprimés par le maître d’ouvrage.
Malheureusement l’architecte n’est pas considéré comme un partenaire par le maître d’ouvrage, mais uniquement comme un prestataire incontournable pour obtenir le permis de construire et le certificat de conformité à la fin des travaux ; mais dans le processus de la mission complète de l’architecte qui consiste en l’établissement des études, l’obtention du permis de construire, le suivi des travaux jusqu’à la réception provisoire, l’établissement du certificat de conformité, le maître d’ouvrage ne comprend pas toujours l’importance de l’intervention de l’architecte.

A l’heure des grands bouleversements urbanistiques que connaît Tanger, quels sont les bâtiments historiques qu’à votre avis il serait dommage de démolir et remplacer par de nouveaux bâtiments ?

Mon grand regret est la disparition d’une œuvre immatérielle qui a été supprimée à Tanger et qui n’est pas un bâtiment : c’est les noms des rues de Tanger qui étaient organisés par quartier : le quartier des musiciens, le quartier des peintres, etc…
Tanger était une ville internationale avec différentes architectures selon la nationalité mais aussi selon les intervenants ; parmi ces derniers se trouvait l’architecte Mario Messina qui a réalisé à mon avis les plus beaux immeubles de Tanger. Il s’agit de l’immeuble Bonita avec son escalier monumental, ITESA, celui sur la route menant au cimetière Al Moujahiddine, l’immeuble Venezuela (rue de Hollande et rue de Fès), l’immeuble Miramonte sur l’avenue Hassan II, COFICOM sur le boulevard Mohammed V, etc… Ces édifices reflètent l’âme de Tanger.

Nawal Zaidi dans sa vie de tous les jours, elle fait quoi pour bien meubler son temps libre quand elle en a?

Du temps libre malheureusement j’en ai eu entre 2020 et 2022, comme la plus grande partie de la population mondiale. Je ne voudrais même plus en entendre parler autant que faire se peut.
En réalité je n’ai pas assez de temps libre pour faire tout ce que je voudrais faire. Comme disais Eugène Delacroix en parlant de Tanger, « il faudrait avoir vingt ras et quarante-huit heures par journée pour faire passablement et donner une idée de tout cela ».
Je suis passionnée d’actualités, de lecture, de jeux, de  musique du monde entier.
Je maintiens les relations sociales et participe à des associations caritatives.
Mes ami(e)s et ma famille sont très importants pour moi et leur contact m’est essentiel.

Êtes-vous satisfaite de la vie culturelle et artistique à Tanger?

Franchement, je trouve que Tanger a trouvé sa vitesse de croisière en ce qui concerne la vie culturelle et artistique et chacun peut y trouver son compte : salons de livres, festivals, expositions, présentations de livres, concerts, théâtre, …
Des associations culturelles et artistiques se sont constituées (musique andalouse, chorales, patrimoniales, …) et des bâtiments dédiés à la culture et aux arts sont réalisés.
L’activité  culturelle et artistique à Tanger est actuellement étalée sur toute l’année, de septembre à juin c’est la « saison culturelle » et l’été, c’est relayé par des concerts sur les plages.
Ce phénomène est important pour les habitants de Tanger, pour les touristes et les résidents non permanents, et permet de développer l’économie de Tanger.

Propos recueillis par Abdeslam REDDAM