Mostafá Akalay Nasser. Directeur de L’Esmab UPF.

Notre étude sur l’Ensanche (ville nouvelle) de Tétouan s’inscrit dans une perspective descriptive. Elle trace le portrait d’une ville espagnole émergeant dans le nord du Maroc.  Sa construction a été rythmée par la croissance rapide de la communauté espagnole, initialement établie dans la médina, et visait à répondre aux besoins de Tétouan, chef-lieu califal du Protectorat espagnol et siège du haut-commissariat.

Ce projet a réussi à intégrer harmonieusement les fonctions sociales, commerciales, résidentielles et administratives, conférant à la ville nouvelle un visage de modernité. Au nord du Maroc, au cours de cette première moitié de siècle, deux buts parfois divergents se sont entrecroisés : d’une part, le contrôle militaire du territoire, et d’autre part, une gestion civile du protectorat orientée vers l’efficacité économique, cherchant à valoriser et à développer la région.

L’Ensanche de Tétouan est la rencontre de deux visions ou deux conceptions très différentes de l’urbanisme et de l’architecture au sein d’une même ville, marquée par deux époques distinctes : La première, lors de l’établissement du premier quartier espagnol “La Luneta” à la fin du XIXe siècle ; et la seconde, plus lente et plus notable, s’étendant sur plusieurs étapes de développement de l’extension ouest pendant la durée du protectorat de 1913 à 1956. De la première conquête éphémère de la Médina en 1860-62 jusqu’à l’indépendance du Maroc, Tétouan a été le théâtre de l’ambition coloniale d’une Espagne à la fois protectrice et constructrice.

Les soixante ilots de L’ensanche comprennent 350 parcelles, dont seulement trois ne sont pas construits, bien que 52 présentent des bâtiments souvent inachevés d’un ou deux étages. La partie est, la plus ancienne, abrite un plus grand nombre de bâtiments de trois étages édifiées durant le premier tiers du siècle, alors que dans la partie ouest prédominent des bâtiments de quatre étages, agrémentés de tours et d’attiques, 120 d’entre eux ayant été construits depuis les années trente. À la limite sud-ouest, s’élèvent des édifices plus hauts, marquant la dernière phase de développement de cette extension urbaine, soit une période proche de l’indépendance ou peu après.

La pertinence de la conception urbaine et architecturale a été préservée jusqu’à aujourd’hui, illustrée par l’harmonie des constructions, l’équilibre des volumes bâtis, la gestion soignée des espaces publics et privés, ainsi que par une proportion idéale entre bâtiments, rues et places.

Dans le champ des formes architecturales, l’intervention coloniale a revêtu des aspects divers, mais c’est à Tétouan qu’elle s’est manifestée sous sa forme la plus riche et variée, embrassant l’éclectisme et traversant les styles néo-arabe, art-déco, rationalisme, néo-herrérien ainsi que le mouvement moderne. Cette étude se penche sur l’évolution urbaine et architecturale de Tétouan sur un peu plus d’un siècle, s’appuyant sur des archives (documents écrits, témoignages inédits), incluant plans et projets, presse, collections photographiques et dessins.

Dépeindre Tétouan et son extension, sa ville nouvelle, dépasse de loin la simple collection de cartes postales typiques. La ville est le fruit de plusieurs éléments. L’architecture y joue un rôle central, avec ses bâtiments emblématiques qui impriment le lieu de leurs formes et géométries variées. Les habitants, ceux qui investissent ces espaces, lui insufflent vie et caractère, conférant à chaque cité une essence unique. Puis, il y a l’atmosphère, résultat singulier de cette alchimie entre les gens et l’architecture, propre à chaque ville. Celle qui nous dévoile la vie de la ville, son quotidien, ses coutumes et ses traditions.

L’étude s’articulera autour de son évolution chronologique, sociale et économique, avec un focus particulier sur les artères centrales qui ont vu la construction progressive des édifices emblématiques de la Gran Vía ou Calle mayor (l’Avenue principale). Cette évolution, comparable à une courbe statistique, nous a permis d’assister à la transformation séquentielle de l’architecture éclectique du début du siècle, ainsi qu’à l’émergence de courants comme l’art-déco ondulant, le rationalisme de l’avant-garde européenne introduit  par la génération de 25 lors de la seconde phase d’extension et de la construction de la ville nouvelle , pour finir, le style néo-herrérien, désigné par le terme de style franquiste et exécuté  par le plan Muguruza dès les années 40.

L’extension de Tétouan, sa ville nouvelle, en tant que structure exportée, représente la marque physique la plus importante de la présence espagnole dans le nord du Maroc. Un examen approfondi des principales constructions de cette extension pourrait susciter des doutes quant à la présence d’une architecture espagnole distincte, en raison de leur diversité stylistique et de leur ressemblance avec certains monuments autochtones. Néanmoins, si l’on considère l’architecture coloniale dans son ensemble, on peut percevoir qu’elle incarne l’expression la plus fidèle des diverses architectures espagnoles et européennes telles qu’elles se sont manifestées sur le sol de Tétouan.

Dans le champ des styles architecturaux, l’empreinte coloniale a revêtu des formes variées, mais c’est sans doute dans cette capitale du protectorat qu’elle s’est exprimée de la manière la plus riche et diversifiée, à travers trois époques distinctes :

1917-1931 : une époque influencée par les architectes Carlos Ovilo Castelo et José Luis Gutiérrez Lescura, qui se sont distingués par des œuvres d’un éclectisme prononcé dont le néo-arabe.

1931-1936 : une période marquée par une architecture républicaine, où prédominaient les courants de l’avant-garde européenne tels que l’art-déco et le rationalisme.

1939-1956 : une ère ouvertement franquiste, caractérisée par une diversification stylistique, oscillant entre le néo-herrérien et le style moderne.

L’architecture éclectique de cette ville se distingue notamment par sa contribution à l’expansion urbaine de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette expansion a nécessité l’adaptation de la partie ancienne ou du cœur historique de la ville aux nouvelles exigences découlant des mutations économiques et sociales. La première grande opération d’urbanisme a consisté à intégrer des modèles architecturaux européens dans le quartier de La Luneta (Mssalla Kadima) et ses zones adjacentes.

Le centre historique, dont la préservation était vantée, a néanmoins subi des altérations majeures ; le quartier de La Luneta, épicentre de son expansion à la fin du XIXe siècle, est devenu un quartier majoritairement espagnol. Aux abords de la place d’Espagne, des constructions de style européen ont pris la place de logements autochtones anciens, entraînant la disparition de secteurs musulmans dans des quartiers tels que la basse Souika, Bab al Oqla, Bab Saida, et la basse Luneta. Ces événements ont suscité de larges expectatives pour l’introduction de l’éclectisme, vu la relation étroite qui prévalait, à la fin du siècle, entre la bourgeoisie financière et ce nouveau style architectural, ce qui a donné lieu à une ségrégation spatiale basée sur le revenu, ainsi qu’à la destruction d’une partie significative de l’immobilier historique, remplacé par une architecture résidentielle éclectique. Avec la dissipation progressive de l’atmosphère belliqueuse des premières années de la conquête et l’accroissement de la population espagnole, le principe de séparation est devenu moins rigide, stimulé par une demande croissante de terrains, émanant non seulement des Espagnols mais aussi des autochtones aisés, qu’ils soient juifs ou musulmans.

La répartition spatiale s’est organisée autour d’un plan régulier composé de parcelles carrés et rectangulaires, centré autour d’une place située non loin de l’entrée principale de la médina. Cette dernière fonctionnait comme le cœur et le régulateur de l’espace urbain, lieu de concentration du pouvoir politique. Par ailleurs, Tétouan a maintenu une continuité architecturale avec l’Andalousie et l’Espagne, où le style néo-arabe n’était pas considéré comme un style colonial bien au contraire, il était vu comme une expression de l’architecture populaire en Espagne de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’aux années trente.

L’objectif de cette étude est de contextualiser les démarches visant à contrôler et structurer le territoire à travers l’expansion de Tétouan hors de ses murs, en explorant les profils des ingénieurs et architectes à l’origine de l’extension ouest, la ville nouvelle. Cette approche vise à fournir une analyse approfondie de l’architecture en examinant les origines, la formation et le parcours de ces bâtisseurs.