Rien ne sert de tergiverser : nous avons affaire ici à un chef d’œuvre. Aussi massivement qu’une évidence peut s’imposer ! Quoique l’on puisse penser du personnage « Sylvain Tesson », contestable à bien des égards, il demeure un immense écrivain. Sans doute l’un des plus grands, en langue française, du moment. D’une écriture somptueusement fluide, qui est celle que l’on utilise pour raconter les grands récits de voyages et de batailles, les grandes aventures : une écriture du mouvement, de l’action, de la chair aussi, des sentiments et des sensations. Bien plus rare encore, de nos jours, il est encore à l’origine d’une écriture morale, qui sans cesse interroge la place de l’homme dans le monde, par rapport à ses pairs, à ses aïeuls et à l’héritage qu’il laissera : une écriture profondément éthique. Son lyrisme est tellement inactuel qu’il en devient rebelle, et c’est parfois là que l’écrivain se perd un peu, se laissant emporter par son goût des mots et celui des images qui frappent : mais c’est là une qualité des grandes œuvres de faire que même leurs petits défauts contribuent à leur grandeur ! On ne l’en trouve que plus humain, plus vrai et plus attachant. Le récit de ce périple dans le Tibet, en compagnie du photographe animalier Vincent Munier et de deux autres acolytes, pour aller photographier la rare et secrète panthère des neiges, prend des tournures de ces « Noces » de Camus, où l’écrivain de l’absurde se laisse subjuguer par la beauté du monde et parvient à trouver les mots pour nous partager ce bouleversement. Il y a dans cette « Panthère des neiges » du récit édifiant et épique à la « Siddhartha » de Hermann Hesse, de ces fulgurances dans la légèreté dont seule la langue est capable et que l’on trouve dans le « Venises » de Paul Morand, une profondeur romantique morale et stylistique propre aux « Lettres à un jeune poète » de Rainer Maria Rilke, et cette acuité sur les activités des hommes, leurs tournures de pensées et leur vanité dont sait faire preuve avec brio Malaparte. Bref, toute la beauté de la littérature est dans cette déclaration d’amour à la beauté du monde, à la beauté de la Création, à la culture aussi et à la littérature, à la pensée quand elle se fait morale. Voilà donc un immense petit livre. « Et nous nous tenions là, dans ce jardin vital, aveuglant et morbide. Munier avait prévenu : c’était le paradis par – 30 °C. La vie se rassemblait : naître, courir, mourir, pourrir, revenir dans le jeu sous une autre forme. Je comprenais le souhait des Mongols de laisser leurs morts se décomposer dans la steppe. Si ma mère l’avait dicté j’aurais aimé que nous allassions déposer son corps dans un repli des Kunlun. Les charognards l’auraient déchiqueté avant de se livrer, eux-mêmes, à d’autres mâchoires, et de se diffuser en d’autres corps – rat, gypaète, serpent – offrant à un fils orphelin d’imaginer sa mère dans le battement d’une aile, l’ondulation d’une écaille, le frémissement d’une toison. »
Philippe Guiguet Bologne