Qu’on le veuille ou non, Michel Houellebecq est capable de chefs d’œuvre, si ce terme désigne une capacité de parler de son temps d’une façon éminemment pertinente, mais aussi avec la langue de son époque (d’où le chef d’œuvre proustien). Houellebecq a le sens de la forme, mais plus encore celui du fond. Cela faisait longtemps qu’il ne nous avait pas offert de roman qui sonne juste, mais voilà qui est fait : il nous revient au sommet de son art, avec le meilleur de ce qu’il sait faire. Il raconte la vie terne d’un haut fonctionnaire sans ambition, dont le couple bat de l’aile et dont le père se meurt, ce qui l’oblige à renouer avec sa famille : une vie sans passion et sans désir, bien qu’il soit le proche conseiller d’un ministre de l’Économie présidentiable pour les futures élections, et qui finalement soutiendra un ancien animateur de télévision manipulé par le président sortant. D’une façon très étrange, les fictions politiques de Houellebecq sont mille fois plus révélatrices que les récits si bien informés de Michel Dugain. Le marketing politique est l’un des grands thèmes de ce roman, dans lequel, finalement, personne n’est vraiment malhonnête mais où personne non plus n’est vraiment à sa place : chacun essaie de tirer son épingle du jeu, un peu de pouvoir, un peu de confort, un peu de consistance. Mais à l’approche de la mort, les choses vont se révéler : des choses très simples et très douces, qui montrent que l’essentiel tient finalement à pas grand-chose. Le roman est traversé de rêves étranges et d’intuitions, il flirte avec un monde de non-dits et non-révélé, avec l’ombre et l’envers des choses, là où Houellebecq excelle à raconter une humanité prise dans des vies qui sont si peu. Évidemment, l’œuvre est sombre, désespérée – mais moins que ce à quoi nous avait habitué l’écrivain -, d’une tonalité bien terne qui est celle de notre temps, où tous les éclats ne sont que des trompe-l’œil, et bien sûr l’écrivain distille ci et là une idéologie islamophobe pire que dans son « Soumission », car il la rend tolérable et acceptable : mais il raconte son temps, il sait raconter notre temps, et ceci comme personne. Certains passages du roman sont bâclés à la balzacienne, d’une écriture trop rapide et cavalière même, quand d’autres sont ciselées comme les purs joyaux de la littérature qu’ils forment : Michel Houellebecq est indubitablement un très grand écrivain, contestable, contesté, d’une morale douteuse, mais il est un grand écrivain. « Était-il responsable de ce monde ? Dans une certaine mesure oui, il appartenait à l’appareil d’État, pourtant il n’aimait pas ce monde. Et Bruno, il le savait, ce serait lui aussi senti mal à l’aise avec ces burgers de création, ces espaces zen où l’on pouvait se faire masser les cervicales le temps du trajet en écoutant des chants d’oiseaux, cet étrange étiquetage de bagages « pour raison de sécurité » , enfin avec la tournure générale que les choses avaient prises, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne. Pourtant Bruno était responsable de la marche du monde, et même bien davantage que lui. La phrase de Raymond Aron selon laquelle les hommes « ne savent pas l’histoire qu’ils font » lui était toujours apparue comme un bon mot, sans consistance, si Aron n’avait que ça à dire il aurait mieux fait de se taire. Il y avait là-dessous quelque chose de beaucoup plus sombre, la distorsion de plus en plus évidente entre les intentions des hommes politiques et les conséquences réelles de leurs actes lui apparaissait comme malsaine et même maléfique, la société en tout cas ne pouvait pas continuer à fonctionner sur ces bases, se disait Paul. »

Philippe Guiguet Bologne