« Il est temps de détruire à partir de la décolonialité ce discours néo-orientaliste de mystification de Tanger qui revient en force ces derniers temps »
Mustapha Akalay n’est plus à présenter. Il est une icône dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la recherche, de l’écriture et de la culture. Expert et grand défenseur de l’urbanisme médinal, il met en relief, dans cette interview, ses grandes idées et réflexions.
Vous avez été nommé directeur de l’école des métiers de l’architecture et du bâtiment de l’Université privée de Fès. Un couronnement d’un très long parcours et d’une riche expérience à la fois personnelle et professionnelle. Quel est votre sentiment en relation avec cet aboutissement ?
C’est le couronnement de tout un cheminement de plus de 46 ans en tant qu’étudiant à Paris et après, en tant qu’enseignant, chercheur et ingénieur culturel en France, en Espagne et là depuis cinq ans à Fès. Je sens un grand bonheur et enfin la reconnaissance et la consécration, après tant d’années d’investissement et d’efforts fournis dans les domaines de l’enseignement, de la recherche, de l’écriture, de la culture. Cette année 21 était riche en récompenses et nominations : En Mars j’étais nommé ambassadeur académique du patrimoine en représentation du Mexique par le secrétariat régional de l’Amérique Latine de l’organisation des villes patrimoine mondial (OVPM). Au mois de Mai j’ai reçu lors d’une cérémonie célébrée à mon université privée de Fès, le trophée de l’excellence en présence du nobélisable et inventeur de la batterie lithium, le grand scientifique Rachid El Yazami. Au mois de Juin j’étais nommé directeur des contenus culturels couvrant le Maghreb, le Machreq et l’Afrique de la section : (art, design, architecture, littérature), de la revue Urban Beat éditée à Madrid ; et là à partir du premier août je viens d’être nommé directeur de l’ école des métiers de l’architecture et du bâtiment de l’université privée de Fès.
Mais je garde les pieds sur terre, je garde la tête froide comme chante Francis Cabrel et je suis toujours Mustafa de la hawma « Colombia» joueur de campo de chérif, né à la Casbah, aussi Oueld Dar Baroud par ma mère Achoucha Souab, Allah ye rehma et donc fier de ma « médinité » ou citadinité tangéroise.
Vous êtes une icône de la culture et de la recherche interculturelle qui base ses études sur l’humain et le bâtiment dans toutes ses formes. Vous donnez des conférences, enseignez et écrivez sur ces sujets si sensibles. Quels impacts ont ces travaux sur le développement urbain, l’histoire et les relations entre les peuples voisins ?
Cette année on m’a publié un article intitulé : La Médina ou l’autre ville résiliente dans la collection le virus de la recherche des presses universitaires de Grenoble, sur mille articles présentés, le comité de lecture n’a retenu que 40 articles dont le mien. Dans cet article, je revendique l’actualité de l’urbanisme médinal en ces temps de pandémie et j’implore les urbanistes marocains de revisiter la Médina dans leurs conceptions de villes nouvelles. En fait, l’apport considérable que l’urbanisme médinal représente, a été souligné depuis longtemps par les plus grands architectes contemporains, dont Le Corbusier qui à la suite de son séjour à Alger dans les années 1930 s’exclamait déjà : « Ils ont pu se loger si nombreux et à l’aise dans les ombres diverses de la cour, dans l’espace des horizons de la terrasse, parce que cette architecture médinale détient les secrets des dimensions humaines. » L’architecte franco-suisse fut le premier à réinterpréter la Médina : – (ville à échelle humaine) – pour intégrer certains de ses principes à l’architecture moderne. Ainsi, avec son Unité d’habitation de Marseille, il a composé une sorte de médina verticale, avec ses 360 appartements en duplex, reliés par des « rues » intérieures, ses commerces et ses équipements publics sur un toit en terrasse.
Vous êtes aussi un grand historien qui s’intéresse de très près aux relations hispano-marocaines. Vous avez traité le thème de l’immigration, les relations de l’Afrique avec l’Espagne et surtout celles de la région du Rif et ses guerres avec le pays voisin. Comment imaginez-vous ces relations et quels sont pour vous les meilleurs moyens pour qu’elles soient « bonnes” ?
En tant qu’intellectuel engagé, libre penseur, penseur de mon temps et passeur culturel entre les deux rives, je préconise la création de cellules de réflexion et d’équipes de travail entre intellectuels espagnols et marocains, afin d’instaurer un dialogue cathartique, sincère et non passionnel, tendant à apporter des solutions aux problèmes et conflits qui nous séparent, et qui sont à l’origine des crises diplomatiques cycliques, comme l’actuelle entre les deux états voisins. Une crise évitable.
Vous êtes Tangérois. Jusqu’à quel point peut-on dire que le mythe et l’histoire de Tanger vous influencent dans votre parcours professionnel ?
Personnellement je suis une identité plurielle et hybride donc un citoyen du monde, ladite identité qui n’est pas figée mais en perpétuelle construction, et donc je suis un tangérois errant, un nomade, je dirais un métèque aujourd’hui malgré mon extrait d’acte de naissance, un déplacé autrement dit un atropos, doublement absent depuis 46 ans, comme cet immigré si bien décrit par le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad dans son incontournable livre « La double absence ».
Je ne suis pas prisonnier de ces mythes associés à Tanger, qui se résument malheureusement à Paul Bowles et à la Beat Génération. Ni captif de cette colonisation d’un lieu littéraire qui se perpétue à travers certains auteurs mélancoliques, qui sont nostalgiques du Tanger International qui fut un grand mensonge. Un bluff, où mes parents étaient des étrangers chez eux, et taxés péjorativement d’indigènes.
« Comment la ville du détroit pourrait oublier qu’elle n’est au total qu’une somme de passages, de traversées ? Ici l’exotisme ne peut qu’être bâtard, hybride, trafiqué, louche, interlope. Complètement prostitué et pourri : c’est même là toute la mythologie de l’actuelle Tanger n’en finissant pas de regretter nostalgiquement ses anciennes perversions. D’un exotisme qui ne serait donc à lui-même que sa propre dégradation. C’est vraiment limite comme on dit. Car il y a bien longtemps qu’une certaine authenticité arabe n’est plus de mise en de tels lieux, s’y est irrémédiablement compromise et perdue. Pour le dire autrement, « Tanger, c’est un ailleurs minimaliste, c’est le moins que l’on puisse faire pour se croire en Afrique, mais vraiment le moins du moins ». Je paraphrase et je souscris totalement ce passage du philosophe Lillois disparu Alain Buisine, qui dans un chapitre intitulé à l’extrême limite : Paul Bowles à Tanger (Voir L’Orient voilé Zulma 1993) a déconstruit ce Tanger mythique et mystérieux, analysant le peu d’empathie qu’avait Paul Bowles pour les Marocains en déchiffrant ses romans maurophobes.
Il est temps de détruire à partir de la décolonialité (études décoloniales), ce discours néo-orientaliste de mystification de la ville du détroit, qui revient en force ces derniers temps, comme l’a si bien fait le grand Mohamed Choukri dans « le reclus de Tanger », en d’autres termes le dévoiler, et le décoloniser (la décolonisation de l’imaginaire orientaliste) comme le suggère l’expert tangérois en patrimoine, l’ami et collègue Mohamed Métalsi dans ce qui suit :« Fiction et mythologie entretiennent l’épopée de cette cité légendaire. Néanmoins il existe une autre ville, celle de la réalité que vivent les Tangérois depuis l’indépendance, désenchantés et déplorant sa dérive et son déclin. Cette représentation est imprégnée, à sa manière, d’une mythologie de l’histoire…La perception des Tangérois reste vraisemblablement captive de ces mythes associés à leur ville. Pace qu’elle a été et reste dans leur représentation une cité ouverte et multiculturelle, elle serait devenue une ville équivoque…
Le drame de Tanger reste inhérent à cette vision nostalgique, prisonnière d’un passé évanescent Tanger, dit-on, est une ville énigmatique, qui a fini par mêler les normes de déchiffrage et brouiller à la compréhension » (Mohamed Metalsi : Tanger Malika éditions.2007).
Propos recueillis par Abdeslam REDDAM