Stéphanie Gaou, la passionnée des livres, dévoile dans cet entretien, réalisé à l’occasion du 11e anniversaire de sa librairie les Insolites, ses sentiments et positions  concernant l’état de santé des livres à Tanger et au Maroc, et comment elle fait face à toutes les crises qui ralentissent le développement efficient de la lecture et des librairies.

Le 11ème anniversaire de la librairie les Insolites est « célébré » durant une période assez difficile lors de laquelle la culture, comme tous les autres secteurs, a souffert énormément pour continuer à subsister. Comment Stéphanie Gaou a vécu cette crise provoquée par la mauvaise gestion sanitaire, sociale et économique (pour ne pas dire surtout politique) ?

Je vais être honnête, j’ai l’habitude des situations extrêmes et en 11 ans, j’ai déjà vécu des moments difficiles à la librairie. Le marché du livre au Maroc est fragile, et à Tanger, la difficulté est de fidéliser une clientèle pas forcément francophone. J’ai toujours misé sur des livres dans les langues que je maîtrise. Cela peut paraître contradictoire de ne proposer à la vente que des livres en français et en anglais dans une ville pas aussi francophone/anglophone que les autres villes du Maroc, mais à ce jour, je préfère conseiller des livres que je connais bien, plutôt que vendre tout et n’importe quoi, sous le prétexte qu’il faut sauver la trésorerie.
Tout ça pour dire que, malgré les mesures sécuritaires dès le 17 mars 2020, nous avons repris l’activité de la librairie le 1er mai 2020 et je n’ai pas l’intention de fermer quoiqu’il arrive cette année. En ce qui concerne la librairie, nous appliquons le mieux possible les mesures sanitaires sans en faire une obsession maladive, et les clientes et clients sont heureux de voir des personnes heureuses de venir travailler qui ne leur mettent pas une pression inutile. Nous nous devons d’être de bonne humeur et aussi professionnels qu’avant (même plus) en des temps où tout est plus compliqué. Importer les livres en ce moment est plus ardu qu’avant, les délais sont longs, la douane marocaine travaille au ralenti, en France, c’est pareil. Mais ce n’est pas une raison pour se laisser aller. On travaille et pour moi, c’est le seul secret pour être là quand les clients ont besoin de nous.
Mon immense regret est d’avoir annulé environ 10 expositions l’année dernière et les dédicaces, mais je ne vois pas comment je peux organiser des événements pour 10 personnes maximum. Il est hors de question de bricoler pour satisfaire un calendrier. Je salue les acteurs (et actrices) culturels qui maintiennent leurs événements, mais moi, je ne peux pas m’adapter aussi facilement aux procédures. Je suis assez rétive aux ordres et ces temps-ci, je fais de mon mieux pour chercher des interstices, mais ce n’est pas facile.

Avec des hauts et des bas, des fermetures obligées et des services réduits au minimum, la librairie les Insolites est surtout « sauvée » par une idée géniale de votre part, invitant vos fidèles amis lecteurs à sponsoriser d’autres personnes et institutions à continuer à recevoir de nouveaux livres et romans. Comment avez-vous eu cette idée et quelles en ont été les retombées?

Cette idée date d’avril 2020, c’est-à-dire bientôt 1 an. En pleine fermeture de tous les commerces, nombreux sont les clients (surtout ceux résidant à l’étranger) qui ont vite pris le pouls de la situation de la librairie. C’est grâce à elles/eux que j’ai eu cette idée. Plusieurs m’ont demandé comment « aider » la librairie. Je déteste être aidée. Je n’ai pas à recevoir d’aide, ou si tel est le cas, il faut que cela en profite aux autres aussi. Avant le Covid, j’offrais régulièrement des livres (les miens, ou d’occasion) à des personnes qui aiment lire sans en avoir toujours le budget. L’idée est venue en me disant que désormais, il y aurait des marraines et des parrains qui achèteraient des livres pour celles et ceux qui ne peuvent pas le faire. Bon, c’est un très long travail : identifier les bénéficiaires nous a pris des mois avec Hayat, ma collaboratrice, mais nous avions déjà une liste de personnes. Les particuliers ont bien réagi et nous avons pu continuer à « vendre » des livres comme si les clients étaient encore là. Les bénéficiaires ont été (et sont encore) de profil varié : personnes en situation de migration, retraités, enfants de famille nombreuse, étudiants, primo-actifs, etc. La deuxième initiative magnifique a émané de la part de deux proches amis : Florence Cook et Olivier Rachet qui ont initié une vente d’œuvres d’art pendant quelques mois, où les artistes offraient des œuvres à prix très bas et les fonds revenaient à la librairie. L’opération n’est pas encore finie, à cause des confinements consécutifs, nous n’arrivons pas toujours à distribuer toutes les œuvres, mais nous allons y arriver.

L’Institut français du Maroc a été très séduit par votre action visant à faire lire les gens durant cette grande crise, en achetant l’équivalent de 100.000 DH de livres et romans que vous êtes toujours en train de distribuer au profit de personnes et d’établissements que vous choisissez. Selon quels critères cette opération se déroule-t-elle et quelles en sont les premières retombées ?

C’est Guénaël Borg, à l’époque en poste à l’Institut français du Maroc, qui s’est le premier manifesté pour accompagner l’opération « Je promeus la lecture au Maroc en soutien à la librairie les insolites ». Il m’a expliqué qu’il y avait un fonds qui pourrait être alloué à l’action. Nous avons ensemble sélectionné 2 autres librairies sur tout le territoire : mon choix s’est porté vers Librairie Guéliz Marrakech et Librairie Al Hoggar à Agadir. Nous avons chacune sélectionné l’équivalent de 100.000 dhs de livres dans nos stocks que nous offrons plus particulièrement à des associations. A ce jour, en ce qui concerne la librairie les insolites, nous avons accompagné les créations de bibliothèques pour des projets très divers et encore quelques particuliers et il ne me reste presque plus de livres : Voie des Migrants, CESAM, 100% Mamans, Ferme pédagogique Darna, lycée Lytex, Institut des Beaux-Arts de Tétouan, Rotaract, AEDH, Zankat 90, Musée de l’âne, etc.

De toute cette expérience, vous avez sûrement tiré plusieurs leçons et conclusions. Certaines sûrement positives et d’autres désagréables concernant surtout la vie des librairies et des livres. Qu’est-ce que Stéphanie Gaou à dire en relation avec ce sujet ?

Je peux sembler toujours très acerbe avec les professionnels du livre au Maroc. Je sais à quel point le secteur est fragile, mais j’ai été désagréablement surprise du peu de soutien des professionnels pendant cette période. A part un seul distributeur qui a su m’accompagner efficacement, les autres ont été assez frileux. Et même, les éditeurs se sont mis à vendre en direct sur internet, les distributeurs à ouvrir des sites de vente marchands… Je comprends que dans de tels contextes, chacun essaye de s’en sortir comme il peut et mise tout sur le numérique, mais il me semble que l’on devrait plutôt repenser notre relation aux clients et au livre. Il va de soi que le livre n’est pas du tout considéré comme essentiel au Maroc (même si émergent de plus en plus de personnes pour dire le contraire, et c’est tant mieux), et pourtant, je constate chaque jour que tant de personnes sont « sauvées » moralement/intellectuellement par la possibilité pour eux de lire, là où la vie sociale et culturelle s’est tellement étroitisée qu’il ne reste que les téléphones et la télévision, sources de nouvelles moribondes. Or, mes divers contacts avec des clientes/clients que je n’ai pas encore eu la chance de rencontrer (nous sommes en contact via Whatsapp entre autres) dans tout le Maroc me montre à quel point tant que l’on considérera le livre comme non essentiel ici, on privera une partie (grandissante) de la population de son aspiration à évoluer, apprendre, s’émerveiller. A l’encontre de beaucoup de mes pairs, je préfère toujours miser sur une relation personnalisée ET HUMAINE avec les clients. Pas de site internet, mise en relation via Instagram ou Facebook, Hayat et moi connaissons (et aimons) nos clientes/clients par cœur. C’est un autre secret du libraire…

Propos recueillis par Abdeslam REDDAM