Par Mustafa Akalay Nasser directeur de L’Esmab de la UPF.Fès

Fès l’Andalouse est le prototype d’une ville musulmane, entourée d’une enceinte fortifiée, sans portes vers l’extérieur autres que celles essentielles pour ses communications avec les régions environnantes, qui, en plus d’avoir une valeur symbolique, avaient aussi une charge fonctionnelle. Dans bien des cas, ils ne s’agissaient pas de simples portes, mais de véritables organismes architecturaux, parfois d’une grande complexité. La porte est généralement double : la première donne sur un large espace comme une place d’armes, en traversant ce patio on atteint la deuxième porte, qui donne enfin accès au noyau central de la médina. Les portes d’angle sont en elles-mêmes monumentales. La porte est comme le hall de la ville, où l’on reçoit le paysan, le visiteur ou l’étranger, c’est comme un poste de douane entre l’espace extérieur-intérieur (extra-muros-intra-muros).Les droits des citadins face aux vendeurs extérieurs, les bandits  étaient protégés par les remparts et ceux qui voulaient accéder à la ville devaient payer un péage ou une dîme, en cas de pandémie ladite médina s’érigeait en cordon sanitaire, imposant le confinement et restreignaient la circulation des personnes, c’était déjà une ville résiliente avant le Covid19.
Souvent, à proximité immédiate des portes, se trouvaient les marchés, constituant les soi-disant places. La ville musulmane n’a pas d’espace ouvert permettant le contact et la communication entre les habitants comme la grande place castillane ou latino-américaine (La plaza mayor), mais elle possède de petites places (Rahbats ou bathats) entourées de maisons situées aux carrefours. Il est à noter qu’une médina ne dispose généralement pas d’un lieu de rassemblement public comparable à la place de l’église ou de la mairie de la ville chrétienne. L’espace réservé aux concentrations religieuses était la mosquée. Les réunions pourraient également avoir lieu dans des zones dégagées et extra-muros telles que le Maydan (terrain d’équitation) ou la Musalla (oratoire en plein air).
Chaque médina avait son propre marché ou souk à côté de la mosquée, le souk est l’élément fondamental de la vie économique urbaine. Le souk ne désigne pas tant un élément urbain précis, mais plutôt un lieu de transaction au sens large du terme.
Fès, comme toutes les cités islamiques était entourée de murailles, érigée dans un but stratégique, elle occupait un lieu de défense de difficile accès et contenait la citadelle (casbah) et la ville résidentielle (la médina).

Photos: Hatim Ham

Dans cet urbanisme médinal, l’effet de surprise du tracé labyrinthique est gommé ou du moins atténué par un zoning, selon l’africaniste Gil Benumeya les antécédents du dit zonage se trouvent dans la culture urbaine musulmane : « Il ne faut pas oublier tout ce que la science de l’urbanisme doit à l’Islam. L’incontournable principe du zoning est ancien dans l’islam arabe avec ses villes divisées en casbah (quartier administratif et militaire), Médine (ville résidentielle tranquille), Alcaicería ou (ville commerciale), les faubourgs annexes de caractère ville industrielle, et parfois des quartiers réservés comme le Mellah pour les groupes religieux (Le quartier juif) ou ethniques (la rive Adwat des andalous) à Fès médiévale ».
Cette vieille cité, haut lieu de savoir, carrefour des cultures et des religions et important centre de pouvoir et de négoce reliant le Maroc à l’Europe et à l’Afrique, est l’une des plus grandes médinas du monde arabo-musulman. En dehors de transformations ponctuelles, des mutations liées à l’arrivée des populations rurales et à la fuite des classes les plus aisées et des rénovations récentes dans le cadre de son classement au patrimoine mondial de l’humanité, elle n’a pas trop changé de physionomie.
« Fès fut une grande ville d’art : l’Athènes de l’Afrique, la Florence du Maghreb, comme disaient les écrivains européens. La cité vénérable de Moulay Idris, son saint patron, fut le centre rayonnant vers lequel affluaient commerçants et soldats, voyageurs et pèlerins, savants et mystiques de tout ordre, exilés et réfugiés provenant du Maghreb et d’Andalousie. Accueillante et métissée, elle fut aussi la terre d’asile et le creuset des cultures d’orient et d’occident. Dépositaire d’une civilisation raffinée, c’était l’un des hauts lieux de la civilisation islamique à l’égal de ces illustres cités espagnoles médiévales : Tolède, Cordoue, Séville, Grenade…et la capitale la plus prestigieuse du Maroc. » (M.Métalsi :Fès, la ville essentielle).
La médina de Fès n’est que la configuration de la ville à partir de l’espace plein – l’îlot – où le public et le privé se croisent et aussi est le résultat de la juxtaposition successive de quartiers, ceux-ci sont constitués de communautés réunies par des liens spécifiques – famille, lieu d’origine, corporations des métiers, et disposent de toutes les institutions nécessaires à la vie sociale. En réalité, la citadinité est liée à l’histoire des familles illustres qui ont des caractéristiques professionnelles et morales spécifiques. Les quartiers résidentiels, relativement exclus de l’espace public et commercial, sont le produit de cet art de bâtir qui octroie à la hawma et au derb une certaine intimité. La spatialité de la dite Hawma est reliée à un urbanisme du signe, l’espace bâti de la médina donc est saturé de significations. Dans la médina, les ruelles s´achèvent fréquemment en impasse et l´accès en est réservé aux résidents ou aux hôtes. La maison reste l´espace de la parole intime, de sorte que les logements sont l´aboutissement du dehors qui se clôt sur l´intimité, comme la rue et la place sont les prolongements ouverts du logement. Son plan urbain n’est pas le produit d’un plan directeur conçu préalablement par des urbanistes. Les rues et les ruelles surgissent en même temps que s’édifient les maisons et les quartiers. Les bâtisseurs cachent, dissimulent et réduisent au maximum les ouvertures à l’extérieur, mais laissent un minimum d’espace libre pour leur mobilité et celle de leurs voisins et des bêtes de somme dans leur quartier et entre les quartiers de la médina. Urbanisme et architecture sont ici l’expression de l’organisation sociale, car le lien entre espace et société est total. (Dixit Jacques Berque).
Les institutions urbaines, les communautés de quartiers, les corps de métiers, les groupements confessionnels contribuaient efficacement à la gestion de la ville et à la stabilité organique de l’espace bâti. La conception d’une structure spatiale d’une géométrie irrégulière telle que la médina de Fès, résulte de sa tradition orale, puisque le droit musulman, « al fiqh », à travers ses règles, constitue une base commune qui réglementait l’environnement physique et l’organisation spatiale dans toutes les villes islamiques de différentes parties du monde musulman. La médina est l’espace de représentation des symboles, des signes, de la mémoire et du rêve, le lieu de la créativité et de la liberté, de l’ordre et de sa transgression.
Paysage dominé par des murailles et une citadelle, lieu d’échange des biens et des savoirs, la médina de Fès reste avant tout comme la ville achevée : On y entre pour observer les formes du paysage, le cœur de la sociabilité urbaine- le souk et la mosquée-, la place du pouvoir- la citadelle-, mais aussi pour saisir la ville vécue avec ses difficultés quotidiennes de gestion de rue et de l’eau, avec sa conscience urbaine, avec ses espaces qui parfois se déplacent, naissent et disparaissent. En tant que ville achevée et adulte, elle a trouvé sa personnalité au terme d’une évolution dont sont présentés les phases de formation et les acteurs ; depuis le début du VIII siècle jusqu’ au début du XX siècle, des vestiges de la vieille ville jusqu’ à la Fès contemporaine. Cette médina de Fès éblouit et fascine de nombreux visiteurs dont l’écrivaine Anaïs Nin, qui lors d’un séjour bref mais intense en avril 1936, raconté dans son immense journal, et qui au détour de ses pages, ainsi que dans sa correspondance avec Henry Miller, elle décrit son coup de cœur pour Fès, miroir de son âme :« Il me semble que c’est une ville inépuisable. On pourrait y vivre toute une vie sans jamais la connaitre entièrement … C’est une drogue, tout ça, on est pris dans ses filets : Mystère et labyrinthe. Dédales des ruelles. Murs anonymes. Secret de maisons sans fenêtres donnant sur la rue. Fès est à l’image de mon moi intérieur. Ce qui explique ma fascination pour la ville. Elle porte un voile. Pleine et inépuisable. Labyrinthique. Si riche et si variée que je m’y perds moi-même. Fès est une drogue. Elle vous fait perdre la tête. Fès est la ville qui s’apparente le plus à la matrice avec la douceur orientale de sa nuit, sa tranquillité, son mystère. Elle est moi, moi femme –matrice- avec ses fenêtres grillagées, ses yeux voilés, ses cellules secrètes enchevêtrées. »