Monumental, que ce récit construit simultanément d’une façon linéaire et en cercle, comme cet « apeirogon » qui lui sert de titre : une figure aux côtés infinis mais dénombrables. Sans doute est-ce ainsi que l’on pourrait résumer le sentiment qui doit régner en soi lorsque l’on vit la mort de sa propre descendance. L’histoire devrait se dérouler au cours d’une réunion de parents, palestiniens et israéliens, qui tous ont perdu un enfant dans le conflit, rassemblés pour faire avancer la parole de paix au monastère de Crémisan. Le récit se poursuit sur la route de retour pour les deux principaux protagonistes du roman, Bassam le Palestinien, dont la petite Smadar est morte a treize ans d’une balle dans la tête, et Rami l’Israélien, dont la fille Abir est décédée à dix ans dans un attentat à la bombe. Et Colum McCann, dans ce récit magistral, remet l’humain au cœur de tout ça, sans jamais renoncer à dénoncer et condamner la machine politique qui mène à ces guerres et à leurs morts. Et sur ce chemin de retour entre un monastère où se construit la paix, et leurs maisons où règne le deuil, Bassam et Rami portent avec eux, en eux, l’apeirogon du monde, dans lequel en mille et un fragments se disposent, pour exprimer l’infini puissance, densité et complexité du réel, le vol des oiseaux migrateurs, le goût des ortolans, la mort du président Mitterrand, les montgolfières qui surveillent le ciel de Palestine, les cerfs-volants dans le rire des enfants, le voyage de Jose Luis Borges à Jérusalem, la recette de fabrication de la poudre explosive, le vol des vautours, les prisons politiques israéliennes et la torture qui y est pratiquée, les frasques de l’aventurier Sir Richard Francis Burton, les croisades, les errances sur le Jourdain du théologien Christopher Costigin, « 4’33’ ’ » de John Cage, les chants d’oiseaux collectés par Dalia de Birzot pour composer sa symphonie totale, l’horreur aux check-points, Mordechaï Vanunu dans le patio de l’American Colony Hotel, un orgue qui joue pendant quelques siècles « As Slow As Possible » de John Cage encore, les bombes et les grenades assourdissantes, une grève de la faim d’un prisonnier politique, l’incendie du minbar d’Al-Aqsa, etc. La vie dans ses mille et une facettes… Aucun récit n’a jusque-là aussi bien raconté l’homme dans tout ce qu’il est de perceptions, de pensées et de représentations. « Apeirogon » est aussi important dans la littérature que fut la première tragédie dans la Grèce antique, le premier poème, le premier récit moderne à la Renaissance sous la plume de Dante, de Rabelais, de Shakespeare ou de Cervantes, le premier roman écrit par une Japonaise, un Arabe ou une aristocrate à la cour de Louis XIV. Un récit comme un monstre qui révolutionne tout et nous dit tout ce que nous sommes aujourd’hui. Un récit qui a ingéré la modernité, la faite sienne et en augmente la force et la grandeur de toute sa postérité. Il fallait au moins cela pour raconter l’énormité de l’enjeu, humain, qui se joue aujourd’hui au Proche-Orient. C’est sans doute aussi parce que cet enjeux est ainsi colossal que le conflit en Terre trois fois sainte a pu donner naissance à un nouveau texte sacré. « Les Palestiniens, à Jérusalem, eh bien ils tondaient les pelouses, ils ramassaient les ordures, ils construisaient les maisons, ils débarrassaient les tables. Comme tout Israélien, je savais qu’ils étaient là, et je faisais semblant de les connaître, semblant même d’en apprécier certains, les inoffensifs – on parlait d’eux en ces termes, les inoffensifs, les dangereux – et je ne l’aurais jamais admis, pas même à moi, mais ils auraient pu tout aussi bien être des tondeuses, des lave-vaisselles, des taxis, des camions. Ils étaient là pour réparer nos frigos le samedi. Vous connaissez la vieille blague : chaque ville a besoin d’avoir au moins un bon Arabe, sinon comment faire réparer son frigo un samedi ? Et s’ils étaient autre chose que ces objets, c’étaient des objets qu’il fallait craindre, car si vous ne les craigniez pas ils deviendraient de véritables personnes. Et nous ne voulions pas qu’ils soient de véritables personnes, ce n’était pas dans nos cordes. Un vrai Palestinien était un homme qui vivait sur la face obscure de la lune. Telle est ma honte. Je le perçois comme ma honte. Aujourd’hui je le sais. À l’époque je ne le savais pas. Je ne cherche pas d’excuse. Comprenez-moi bien, je vous en supplie, je ne cherche pas la moindre excuse. » (Traduit de l’anglais – Irlande – par Clément Baude)
PGB