La seconde partie du texte inédit de Lotfi Akalay met le doigt sur cette calamiteuse gestion communale qui a ruiné cette belle ville au lieu de la développer.
Un dialogue intéressant toujours à suivre…
▪︎…Laissons cela. Rossini est mort le vendredi 13 novembre 1868…
• Mourir un vendredi 13 et à 13 jours de la fête des morts, votre Rossignol ne manquait pas d’humour macabre.
▪︎Macabre, dites-vous… Pourtant l’opéra bouffe, c’est l’opéra-comique.
• Ça ne m’étonne pas de votre passereau du chant des nuits heureuses, du berceau au cercueil, il aura passé son existence à faire le bouffon. C’est une histoire émouvante. Grâce à vous, je pourrai me vanter durant les réunions de notre conseil municipal de connaître Le Coiffeur de Malaga de Jolisocco. Je vais en boucher un coin à tous ces conseillers municipaux ignares. Ils vont crever de jalousie.
▪︎Ce n’est pas le coiffeur de Malaga de Jolisocco, mais le barbier de Séville de Beaumarchais.
• Oui je sais bien. Je n’étais pas loin, convenez-en. Des fois, au cours de nos réunions, nous nous ennuyons à mourir. Avec cette histoire, je vais attirer l’attention de notre Président. Ainsi je deviendrai peut-être son principal conseiller et, de là à remplacer ma Renault par une BMW, il n’y a pas loin. Ce que j’aimerais, c’est avoir la haute main sur les permis de construire pour faire main basse sur les bakchichs.
▪︎Comment gagner de l’argent sur les permis de construire ?
• C’est simple comme salamo-alikom. Chez nous, permis et interdiction sont sources intarissables de richesse. Quand un permis de construire est délivré pour un projet d’immeuble, il impose au promoteur d’aménager un parking souterrain à l’usage des voitures appartenant aux copropriétaires de l’immeuble. Mais cette obligation est discrètement détournée et, une fois obtenu le permis d’habiter, le sous-sol est comme par enchantement transformé en fabrique de tapis ou en dépôt de marchandises. Moyennant rétribution trébuchante mais pas sonnante. Faut être discret et ne pas éveiller l’appétit des autres conseillers qui pourraient exiger leur part.
▪︎À combien se chiffre la rétribution ?
• Tout dépend du projet. S’il s’agit d’entreposer de l’huile d’olive, ce n’est pas le même montant que pour des bouteilles de gaz propane.
▪︎Logique. Et les copropriétaires grugés ?
• Leurs voitures n’auront d’autre choix que de se garer n’importe où dans les rues du quartier, parfois au beau milieu du trottoir ou dans des zones interdites. Cela fait travailler les gardiens de voitures et les veilleurs de nuit qui ont une famille à nourrir, et permet accessoirement au brave fonctionnaire qui a délivré le permis de construire d’achever les travaux de sa luxueuse villa au toit de pagode.
▪︎Mais quand l’immeuble est construit, il y a un contrôle…
• Par chance, il se trouve que le contrôleur aussi a une villa à terminer, toit de pagode ou pas. Il y a des esprits malveillants qui insinuent que la municipalité ne fait rien alors que nous sommes pour beaucoup dans l’essor de l’industrie du tapis et, en plus, nous sommes à l’origine d’importantes rentrées de devises.
▪︎ Et de sorties.
• Vous faites peut-être allusion au testament du duc de Thovar ? Il avait légué ses biens à la ville de Tanger, mais, à part l’hôpital qui porte son nom et qui a été construit avec une infime partie de sa fortune, nul ne sait où est passé le reste du magot. Le trésor s’est mystérieusement volatilisé.
▪︎Vous n’avez même pas eu la décence de donner le nom de ce bienfaiteur à l’une de nos rues ! Le duc de Thovar est par excellence le Bienfaiteur de notre ville. Le seul.
• Tiens, ce n’est pas idiot ce que vous dites. On n’y a pas pensé, c’est tout. Quoi qu’il en soit, l’affaire est entre les mains de la justice.
▪︎C’est tout à la fois une tragédie et une farce. Le Mariage de Figaro, en quelque sorte…
• Quelle coïncidence ! Pour moi aussi, ma carrière a commencé ainsi, sauf que ma farce à moi était électorale. Pour en revenir à l’héritage du duc de Thovar, on se demande où est passé l’esprit civique des Tangérois.
▪︎Tout à fait. Chez vous, l’esprit civique se trouve au fond de la poche.
• Je n’apprécie pas vos perfides insinuations sur mon compte. Vous m’avez offensé, je m’en vais !
▪︎Voyons, Monsieur le Conseiller Municipal, ne soyez pas susceptible…
• Je reste, mais c’est bien parce que vous venez de m’octroyer trois majuscules en une seule ligne.
▪︎J’ai oublié de vous poser la question : appréciez-vous Rossini ?
• Pas du tout ! N’auriez-vous pas d’autres créateurs plus sympathiques que tous ces vieux débris?
▪︎Quel genre de personnage aimez-vous ?
• Je ne sais… Des gens de la télé, par exemple.
▪︎J’ai votre homme : Telemann.
• Parfait ! Que ne l’aviez-vous pas dit avant ! Quel est son prénom ? Kevin ? Brad ?
▪︎Il se prénomme Georg Philippe.
• Drôle de prénoms pour une star de la télé …
▪︎Précision : il a vécu de 1681 à 1767.
• Quoi ? Que me racontez-vous là. Il n’y avait pas de tube cathodique à cette époque. Je me trompe ?
▪︎La plus connue de ses œuvres est la célèbre musique de table écrite à Hambourg en 1733. C’est très certainement le compositeur le plus fécond de toute l’histoire de la musique européenne. On dit qu’il a écrit plus de 6 000 œuvres, en ne prenant en compte que celles qui ont pu être inventoriées : 600 ouvertures, 44 Passions, 32 oratorios, des symphonies, des préludes et des motets à gogo, 39 cycles de cantates, 45 compositions pour orchestre et chœurs, 40 opéras et des pièces de musique de chambre à ne plus savoir qu’en faire. Personne à ce jour n’a été en mesure de dresser un catalogue complet de sa production musicale. Lui-même de son vivant se déclarait incapable de chiffrer la totalité de ses compositions. Telemann s’occupait de tout à la fois, il dirigeait la musique pour toute la ville de Hambourg, composait des cantates pour cinq églises, enseignait dans deux collèges et organisait des concerts. De plus, il fournissait des compositions à la chapelle de Saxe, à la cour d’Eisenach, aux églises de Francfort et au margrave de Bayreuth. Non content d’une telle abondance de production, il a composé un grand nombre de pièces sous l’anagramme de Melante. Il trouvait encore le temps de fonder le premier journal musical d’Allemagne, de créer et d’animer des sociétés musicales, et pour se reposer, il écrivit trois fois ses mémoires. Sans compter qu’il voyageait souvent à travers l’Europe, notamment en Italie et en France. Mort à 86 ans, il a travaillé durant 74 ans sans interruption. Bref, il était doté d’une incroyable capacité de travail. Telemann a tout fait ! Tout sauf donner son nom à une de nos rues.
• Zzzzzzzzzzzzzzz…
▪︎Vous m’écoutez ?
• Oui, mais parlez moins fort, vous allez réveiller vos lecteurs, et moi avec. En ma qualité de conseiller municipal de Tanger, je vous dirai que rien n’est plus fatigant que d’entendre parler d’un travailleur infatigable. Revenons à Rossini, je préfère, tout bien pesé.