Mustafa Akalay Nasser
Directeur de l’école des métiers de l’architecture et du bâtiment de l’Université privée de Fès
« Les grandes œuvres du passé sont des sources d’inspiration pour les œuvres futures »
Louis Isidore Kahn
Qui allait nous dire, il y a encore deux ans, que des millions d’habitants allaient être confinés par crainte d’une propagation due à un virus volatil, voyageur et un saute – frontières qui s’est déplacé de la Chine lointaine vers L’Amérique, La Russie, L’Europe, L’Australie, L’Afrique, défiant tous ces états et passant au-dessus de leurs règles de contrôle, s’érigeant ainsi en un sans-papiers homicide. Les experts de l’histoire militaire avaient prédit une guerre nucléaire dans leurs analyses, sans compter l’apparition d’une maladie respiratoire, virulente, extrêmement contagieuse, pour laquelle, il n’existe pas de vaccin encore fiable, car dernièrement on parle de l’administration d’une possible troisième dose du vaccin anti-covid pour les plus fragiles en vue de les immuniser contre le variant delta.
Cette maladie pandémique a révélé la vulnérabilité des nations du premier monde, incapables de faire face à cette infection et de voir leurs systèmes sanitaires s’effondrer. Le covid 19 a déclenché une crise sanitaire ainsi qu’une crise économique et sociale, obligeant la population mondiale à se confiner et d’opter pour une vie lente. L’heure est au changement, dorénavant l’essentiel est la protection de la vie, de toute vie humaine, celle de ses proches, de sa communauté et celle de tous les êtres vivants. Mais, l’avertissement que cette pandémie nous laisse est que nous devons prendre soin de notre espèce humaine afin de continuer à exister et à être plus attentionnés avec notre milieu naturel.
Nous sommes tellement insolents de croire que nous avons le droit de bétonner les espaces naturels, agricoles et forestiers. Des pans entiers du territoire disparaissent ainsi sous le béton et le bitume, contribuant grandement à l’érosion de la biodiversité de la ville marocaine. Le processus d’urbanisation accéléré et incontrôlé a produit une rupture dans l’équilibre traditionnel entre les zones rurales et urbaines. La ville pléthorique et dévorante des espaces agricoles déjà rares, se déploie par la mobilisation de son espace, qui devient mercantile et plus encore, spéculatif. On construit sans fin des immeubles, des villas. Des quartiers semi-construits et sans infrastructures minimales, mais longtemps habités, sont facilement observables autour de la ville et indiquent la rapidité de la croissance urbaine et l’incapacité des administrations à répondre aux nouveaux besoins créés. La demande croissante de terrains aménageables exerce une pression sur l’emplacement de nouveaux ensembles d’habitat sous-intégré et étend la ville sur des sites impropres à l’urbanisation comme les versants aux fortes pentes, les zones inondables ou polluées collaborant ainsi à la détérioration de la qualité de vie dans l’espace urbain.
La ville marocaine présente une crise aiguë, un déficit en termes de logements pour les personnes aux ressources économiques limitées, qui s’accroît de jour en jour avec l’augmentation de la population urbaine due à la migration rurale, stimulée par les mirages des offres d’emploi et de meilleures conditions de vie en ville. Crise du logement, déclin de la médina, mutations du commerce, multiplication des voitures : pendant des années, la solution à tous les problèmes a consisté à aller couler un peu plus de béton toujours un peu plus loin, sur des terres inoccupées : Lotissements d’habitat économique, surfaces commerciales, zones d’activités.
Cet urbanisme sans urbanité a non seulement entraîné une artificialisation massive des sols, mais a produit un habitat occidental subverti par la tradition comme le souligne Daniel Pinson dans ce qui suit : « Au Maroc, l’un des moyens de réaliser un lotissement et de le faire reconnaître à posteriori par les autorités, consistait, encore récemment, à édifier tout d’abord une mosquée. C’est dire l’étendue de la prévalence du culte sacré sur la loi séculaire. La rapidité de la croissance urbaine, la crise du logement, l’insuffisance de moyens de l’Etat, qui court après les bidonvilles à résorber, la frénésie des spéculateurs et le prestige considérable que conserve la maison dans la culture marocaine sont autant de logiques qui ont concouru à la conquête des territoires urbains par les lotissements de maisons, légaux et illégaux.
On qualifie, non sans raison, la forme urbaine qui résulte de ces constructions denses, édifiées sur des parcelles généralement assez petites (60 à 110 m2), d’habitat néo-traditionnel”… Pour expliquer l’entêtement marocain à produire cet habitat “néo-traditionnel”, on invoque toutes sortes de déterminations socio-économiques et politiques qui mettent au premier plan les arguments de l’urbanisation effrénée, de la spéculation débridée, de l’incurie insondable des services de l’Etat, de la corruption endémique de ses agents. Ces différentes approches ont une valeur indéniable. Mais on ne s’interroge sans doute pas suffisamment sur les ressorts profonds d’une culture de l’espace construit, probablement plus large que strictement urbaine, disons sédentaire à défaut de trouver un terme plus juste, qui n’a de cesse de reproduire et d’adapter, dans un contexte d’évolutions indéniables des milieux urbanisés, des formes urbaines et domestiques inscrites comme schèmes constitutifs de cette culture de l’espace ».
À une époque où l’on parle beaucoup d’une ville verte comme si c’était quelque chose de tout nouveau, on est surpris de constater que les principes du développement durable, d’une part, ne datent pas d’hier et, d’autre part, sont contenus en germe dans l’urbanisme de la cité islamique. L’espace construit de la médina ne représentait qu’une partie réduite, le reste était occupé par des champs de culture pour l’alimentation des citadins en légumes et en fruits. La nature était présente d’une manière dominante dans l’espace urbain. Les jardins potagers et d’agréments se trouvaient de part et d’autre des murailles.
« L’architecture des villes arabes, dont quelques-unes furent comme Marrakech, des métropoles urbaines, semble avoir fait du jardin un concept –clef de son développement. D’ailleurs les historiens qui décrivent ces villes au moyen âge ne tarissent pas d’éloges pour les promenades, les vergers et les cultures qui les entourent. Partout, le modèle de la cité- jardin semble avoir prévalu. De Damas à Baghdâd et de Cordoue à Marrakech, les maisons apparaissent comme des cubes noyés dans un océan de verdure. Il faudra attendre le XIII siècle pour qu’un géographe, Al-Qazwini, nous donne le schéma de la cité-jardin en s’inspirant de l’exemple de sa ville natale, Qazwin. On y voit bien dessinés, trois cercles concentriques avec au milieu, un noyau de bâti entouré de vergers et de cultures. Les Arabes ont su donc associer le jardin à l’urbanisme de leurs villes. » (M.El Faiz Marrakech, patrimoine en Péril, actes sud 2002).
Lors de cette pandémie, les villes marocaines se redécouvrent vulnérables et doivent durcir leurs chaînes de fonctionnement, afin de garantir la sécurité des habitants – notamment les pauvres qui sont à la fois plus exposés aux catastrophes et moins résilients à leurs impacts – et protéger leur patrimoine économique, social, environnemental et culturel. Les populations urbaines pauvres traversent un cycle d’accumulation des risques et de vulnérabilité croissante, induit par une situation d’insolvabilité chronique et par le manque d’infrastructures qui caractérise les quartiers d’habitat sous-intégré. Le risque est un processus cumulatif qui engendre une dégradation de la santé publique, une hausse des tensions sociales, une segmentation de la communauté.
Le monde marocain des faiseurs de villes doit changer de vision pour réparer cet urbanisme sans architecture réalisé sous forme de villes nouvelles. Lancées à la va-vite dans les années du boom immobilier du début des années 2000, ces villes nouvelles ont connues un échec cuisant : De cités dortoirs elles sont devenues des cités fantômes. Que dire devant le spectacle affligeant des maisons cubiques sans souci de la beauté ? Quoi faire face à la désolation des quartiers semi-construits et sans infrastructures minimales et face à la médiocrité architecturale de ces cités nouvelles sans âme : Tamansourt, près de Marraquech ; Tamesna, à côté de Rabat ;Chrafate, aux portes de Tanger ; et Lakhyata, au sud-ouest de Casablanca.
Désormais les acteurs marocains de l’aménagement doivent changer de focale pour réparer cet urbanisme sans urbanité perpétré lors de ces dernières décennies, doivent revisiter leur passé et leur tradition urbaine incarnée par la ville arabo-musulmane qui est une organisation rationnelle, verte et résiliente. Tirer des leçons du passé pour les projets urbains modernes, telle est la véritable utilité de l’histoire. Le rôle de l’urbaniste marocain est d’abord d’être en phase avec les idées de son temps, il est vrai que sa première tâche est de connaître son époque. Cependant s’il veut agir dans une certaine continuité de l’histoire ; il doit inévitablement analyser les œuvres du passé pour transmettre à ses contemporains les marques de la mémoire collective.