Mustafa Akalay Nasser Directeur de L’Esmab UPF.Fès.

Il est temps de se lancer dans les arènes  comme ce torero  téméraire José Tomas, qui défie la mort lors de ses corridas , risquant sa vie dans une arène mexicaine devant six imposants  taureaux, la ressemblance que je fais avec l’arène symbolisée ici par  la feuille blanche à laquelle il faut  s’affronter pour tisser  une histoire qui capture littéralement ce que je vis  en  ces moments de mon existence , où j’agis comme un écrivain solitaire tourmenté perdu dans mes désirs, perdu dans ma culpabilité de ne pas avoir pas encore écrit ce  livre testament sur ma ville natale Tanger  et que tout le monde me réclame et attend.

Faire un effort de subjectivité n’est pas tomber dans l’introspection narcissique. La subjectivité n’a rien à voir avec les humeurs mélancoliques d’une bande de nostalgiques dont se nourrit aujourd’hui une toute nouvelle littérature en langue espagnole sur Tanger. Selon José Maria Lizundia, l’homme blanc mélancolique ou nostalgique vit dans un lieu, qui remonte au passé, auquel il revient chaque fois qu’il cherche son identité, c’est son Eden inversé situé dans ce Tanger au passé international.
L’étymologie du mot nostalgie remonte aux racines grecques nostos, qui évoque le retour au foyer. C’est un terme fondateur de l’œuvre d’Homère, avec l’Iliade, l’Odyssée. Mais selon Thomas Dodman, le mot nostalgie serait un néologisme apparu à la fin du 17e siècle, dans le monde alsacien, entre Mulhouse et Bâle. Les raisons de cette nouvelle maladie, définie comme une forme de mélancolie, ne se trouvent pas dans des explications purement médicales.
La nostalgie provoque une fixation de l’esprit sur les images, le souvenir du pays, le chez soi, le nostos, et crée une sorte de blocage dans la répartition des fluides du corps, menant au dépérissement. Elle engage le pronostic vital.
Au début du 19e siècle, on ‘avait la nostalgie comme on avait le typhus, et on en mourait souvent. La nostalgie frappe surtout les soldats, les travailleurs migrants, les colons, les expatriés. La nostalgie tue, parfois plus que la violence des combats. Comment en est-on arrivé à pathologiser la nostalgie ? Quand et pourquoi a-t-on cessé de le faire ? De quelle manière est-on passé du regret, du manque d’un espace familier à la recherche d’un temps perdu ?  (Voir Thomas Dodman 2022).
Ma relation avec Tanger aujourd’hui est une relation d’amour et réserve, j’ai une relation ambiguë d’amour profond, mais aussi une réticence raisonnable, je ne peux y revenir qu’occasionnellement (une conférence, un hommage, une invitation individuelle d’un ami). C’est une ville qui se débat aujourd’hui entre une invention déjà usée de ville mythique qui au cours des deux derniers siècles, a attiré le regard curieux et avide d’une foule de peintres, romanciers, cinéastes et poètes de différentes régions de la planète, et a enrichi leur pinceau et leur plume. C’est   une ville louche où arrivent chaque jour les échos de la péninsule ibérique toute proche, et ce marché clandestin de presque tout, typique des villes frontalières : la contrebande, prostitution, spéculation immobilière, pateras (embarcations de la mort), faux visas, drogue.
« Tanger était une ville internationale à une autre époque, lorsqu’elle était gouvernée par un consortium représentant des nations et pas mal d’entrepreneurs interlopes, Tanger aujourd’hui est transnationale. C’est-à-dire qu’elle vit au quotidien dans un espace- temps très peu national. Pour comprendre la différence, il faut préciser que l’international, c’est de l’excès de nation. Dans le Tanger des années trente, toutes les puissances coloniales étaient là, tellement là et puissantes qu’elles avaient dû mettre en place un comité pour gérer la ville et veiller aux velléités d’hégémonie des uns ou des autres. Le transnational, c’est au contraire, c’est ce qui excède le national, le déborde. Il ne viendrait pas à l’esprit des supporters occasionnels du Barça ou du Real de penser qu’ils soutiennent quelque chose d’un esprit national espagnol en suivant distraitement le championnat de football espagnol ou « La liga Santander ». Ils le font justement sans passion nationale, en dilettantes blasés et comme revenus des nationalismes et déçus par le piètre niveau de la « botola » (championnat marocain de football).
Une part de Tanger vit donc aujourd’hui dans un espace-temps transnational euro-méditerranéen. » (Michel Peraldi 2008)
C’est une ville transitoire, maintenant c’est la ruine qui dévore les façades des immeubles éclectiques du boulevard, et le buldozzer qui démolit les chalets de style Art déco abandonnés à leur sort par leurs propriétaires séfarades qui se sont installés dans les années 60 à Caracas pour y vivre tels les Bentata et Chocron. Le boulevard Pasteur n’est plus celui d’avant, du temps où les indiens plutôt les Sindis  Ramech, Lashmi, Kappur vendaient des montres de marque et importaient du matériel radio japonais Sanyo. Ces indiens ont déménagé à Melilla et leurs magasins achetés à bas prix par des nationaux présentent une apparence décadente, ils sont dépourvus de ravitaillement et les étagères démodées et poussiéreuses regorgent de produits d’imitation ou d’occasion.
C’est une ville liquide pour définir le moment actuel de l’histoire dans laquelle les réalités solides de nos grands-parents, comme le travail et le mariage pour la vie, ont disparu. Et elles ont cédé la place à un monde plus artificiel, précaire, provisoire, avide de nouveautés, et souvent exténuant. Un monde que Zygmunt Bauman a su définir comme peu d’autres en forgeant le concept de modernité liquide, n’est plus une identité donnée mais une identité construite par le sujet lui-même à travers un processus d’individualisation. Une identité à la carte et avec des pièces de rechange.
Les tangérois sont aujourd’hui des spécialistes de la substitution. Lorsque nous identifions l’identité personnelle ou sociale à une culture spécifique, nous oublions que l’identité culturelle n’est jamais homogène par rapport à nous-mêmes ou au groupe auquel nous appartenons. Nous appartenons donc, comme le suggère l’économiste et philosophe indien  Amartya Sen, d’une manière ou d’une autre, à de nombreux groupes différents et nous sommes obligés de décider lesquels de ces groupes auxquels nous appartenons sont importants et nécessaires pour nous.
« Qu’est-ce que l’identité ? C’est la conscience d’être soi, écrit Yves Michaud, mais c’est aussi une fiction, ce qui ne veut pas dire irrationnelle, mais une construction plus ou moins artificielle… C’est ainsi que nous passons notre temps à inventer des fictions. Le « nous » doit être pris au pluriel, car en tant qu’individus nous sommes à peine maîtres de notre identité. Celle-ci se construit à travers la famille (avec l’imposition du nom propre et l’hypocoristique), le groupe (le quartier, la ville, la génération), les groupes extensifs (région, ethnie, nation). Dans un sens, c’est agréable et ludique. Nous savons très bien que nous ne sommes qu' »un parmi tant d’autres », mais nous nous libérons en « personnalisant » notre identité en fonction des modes, des vêtements, des tatouages et des piercings. Dans un autre sens, c’est débilitant et déprimant : beaucoup ne savent plus où ils en sont et se lancent dans des reconstructions hystériques, mettant en jeu une conviction et des croyances simulées. De nombreux retours identitaires, notamment religieux intégristes, révèlent cette recherche de l’identité perdue. L’apothéose de l’identitarisme est l’un des symptômes les plus pressants de la crise générale que nous vivons dans un environnement de plus en plus globalisé. L’attention portée au passé et aux anciennes coutumes est d’autant plus forte que le processus de modernisation et les perturbations causées par le tourisme sont allés plus loin. Et aussi le soutien aux équipes nationales ou locales dans les grandes compétitions sportives montre un patriotisme identitaire : (Pain et cirque) qui ne trouve que ce soutien auquel s’accrocher, dans le football qui sert de divertissement qui flatte les basses passions du commun des mortels et atténue les conflits sociaux. (Yves Michaux).
Je n’ai pas de tribu ou plutôt j’en ai plusieurs qui parfois s’entre-détruisent pour la distribution de l’héritage atteignant la haine et la destruction à jamais de la loyauté du clan familial. Tanger  ville de voyage et de transit, et aussi centre de trahisons et de mystères, refuge pour émigrés et apatrides, terre de tous, et de personne, ce Tanger international, était un délicieux mensonge selon Emilio Sanz de Soto.  Eduardo Haro Teglen, l’ancien directeur du quotidien  Diario de España avait écrit à ce sujet ce qui suit : « Maintes fois, je pense que Tanger international était un état d’esprit et il s’installe probablement à jamais dans cette partie un peu inventée de la mémoire. »

« En ce XXe siècle passé, Tanger a exercé un attrait particulier sur de nombreux écrivains qui ont traversé la ville ou qui y ont vécu une partie de leur vie. Ils ont été si nombreux qu’on peut même parler de « colonisation littéraire » selon l’expression forgée par Marie-Haude Caraes et Jean Fernández dans leur essai « Tanger la dérive littéraire, essai sur la colonisation d’un lieu : Barthes, Bowles, Burroughs, Capote, Genet, Morand » 2002. Une colonisation non violente mais aux effets pervers puisqu’elle a contribué dans une certaine mesure au déni de l’identité propre de la ville et à l’élaboration d’un mythe littéraire dans lequel elle apparaît comme ouverte et cosmopolite, comme lieu de tous les possibles Tout au long du XXe siècle. …Dans la plupart des ouvrages écrits à Tanger, la ville elle-même n’est pas intéressante bien qu’elle soit érigée en lieu initiatique, une sorte de Finisterre où l’écrivain va chercher la révélation de son être. La ville-mirage fonctionne comme un écran neutre qui projette un moi inconnu et parfois indicible. La rencontre de la ville avec l’auteur pourrait être chiffrée dans la formule : « Moi et la ville ». Comme le corroborent les nombreux textes autobiographiques qui sont produits dans le port international. (Marie Thérèse Garcia, 2010).
D’après Mokhtar Chaoui : « Ce n’est pas Paul Bowles ni la Beat Generation qui ont fait Tanger, c’est Tanger qui les a faits. Tanger est plus grande que tout cela. Tanger n’a pas commencé avec la Beat Generation et n’est pas fini avec elle.
Il ne s’agit pas de rayer de la carte l’héritage littéraire et artistique des membres de la BG. Ces derniers font partie de l’histoire de Tanger, certes ; ils ont contribué à leur façon à la renommée de la ville, sans doute ; ils se sont largement servis d’elle, assurément ; mais ils sont le passé et on doit les remettre à leur juste place, c’est-à-dire dans l’archive et non pas au présent. S’en dessaisir une fois pour toutes, c’est aller de de l’avant. Ce n’est pas le Tanger international qui m’intéresse, c’est le Tanger contemporain, et dans ce Tanger-là, il n’y a plus de place pour Bowles ni pour la Beat Generation. »
Il n’y a plus non plus de place dans notre Tanger actuel pour ce marocain franchisé ou arabe de service qui singe le colon et à qui on a savamment inculqué le complexe d’infériorité et le larbinisme.  L’écrivain- peintre Mahi Binbine  dans une récente interview, parue dans la revue Tel quel,  nous rappelle que la colonisation est finie, depuis 70 ans, et on reste colonisés quelque part dans la tête. Là, on doit sortir de cette dépendance et tendre à une décolonisation des esprits.