Chercheur et professeur universitaire, Mohammed Habibi est parmi les rares experts marocains en archéologie possédant une vision globale de ce secteur dans la région Nord du Maroc. Voici son avis sur les passages sous terrains de la Kasbah de Tanger. Entretien.

En histoire et concernant l’archéologie tout spécialement, il est formellement « interdit » de prétendre connaître l’origine d’un site historique sans effectuer des fouilles et des recherches scientifiques par les professionnels du domaine.
Quel est le processus normal quand on découvre un site archéologique? Qui s’en occupe et qu’est-ce qui se fait en premier lieu?

Selon l’article 46 de la loi 22.80, relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité, quand on découvre un site archéologique il faut immédiatement le déclarer aux autorités de la commune dans laquelle le site a été découvert, ou aux services du ministère de la culture.
Article 46: Si, au cours d’un travail quelconque, une fouille entreprise dans un but non archéologique met au jours des monuments, monnaies ou objets d’art et d’antiquité, la personne qui exécute ou fait exécuter cette fouille doit aviser immédiatement de sa découverte l’autorité communale compétente qui en informe sans délai l’administration et remet à l’intéressé un récépissé de sa déclaration en indiquant qu’il ne doit dégrader en aucune manière ni déplacer, sauf pour les mettre à l’abri, les monuments ou objets découverts.
Normalement après avoir été avisé, le ministère de la culture doit faire appel à des archéologues pour évaluer l’intérêt scientifique de la découverte. Si le rapport de l’évaluation du site juge leur intérêt scientifique et historique, il peut décider de la réalisation d’une fouille archéologique qui doit être menée par des archéologues (chercheurs universitaires). Ceux-ci préparent un programme de fouilles définissant les éléments de la logique de l’intervention, ses objectifs et sa démarche scientifique et, après la fouille, publient les résultats obtenues.

S’il s’agit d’un site qui peut être utilisé comme attraction touristique, qui décide de cette option, le ministère de la culture ou celui du tourisme?

Après la phase des recherches et la publication des résultats obtenus, il est nécessaire d’établir un rapport d’évaluation de valeur qui définit toutes les raisons qui justifient l’importance du site. Selon des critères bien définis: un bon état de conservation et de lisibilité du site, ou de sa valeur historique ou esthétique ou documentaire ou symbolique…
L’autorité gouvernementale en charge de la Culture peut décider, dans le cadre d’un plan de gestion, de préserver le site, le conserver, le protéger, et mettre en valeur son authenticité pour le transmettre aux générations futures. Ainsi le site peut être ouvert au public national et étranger.

Que pouvez-vous ajouter comme informations relatives à la datation de ce passage souterrain?

Concernant le passage souterrain mis au jour dernièrement au quartier de la Kasbah de Tanger, cet impressionnant ouvrage aurait dû faire l’objet d’une évaluation et d’une étude approfondie.
Une seule journée consacrée à sa visite par une commission qui a été nommée n’était pas suffisante pour répondre aux nombreuses questions qui restent en suspens.
C’eut été la moindre des choses, avant de le fermer, d’explorer ce passage souterrain dans sa continuité, le consolider ou au moins le cartographier et dresser un relevé précis qui le situe sur un plan, pour localiser son passage sous la médina, et ainsi prévenir les risques d’effondrements lors de futurs travaux d’aménagement ou de construction dans la ville historique. Quant à sa datation, toutes les déclarations faites sur le sujet l’ont considéré comme étant un ouvrage médiéval sans aucune preuve qui s’appuie sur des sources matérielles ou littéraires. Certains disent qu’il est de construction portugaise, ou anglaise, d’autres avancent une datation plus récente et le datent après la libération de Tanger sous le règne de Moulay Ismail.
Il fallait faire une fouille archéologique minutieuse dans les dépôts de terres et dans l’enduit à la chaux qui a servi de mortier pour la partie construite du passage souterrain pour recueillir des éléments de datations (la céramique en particulier) qui permettent de situer dans le temps sa construction. Faute de travaux de recherches et d’éléments matériels, les sources littéraires restent jusqu’à maintenant l’unique recours.
Les sources littéraires nous confirment que ce passage souterrain est antérieur à l’époque où Tanger était sous la colonisation portugaise, pour la bonne et simple raison que les portugais de l’époque, eux-mêmes, nous apprennent qu’ils l’ont découvert fortuitement à l’occasion de travaux effectué dans la médina et qu’ils l’attribuent à l’époque romaine. Les portugais ont sûrement réutilisé se passage souterrain pour des raisons militaires, ou autres, car l’observation de la voûte du tunnel révèle qu’il y a plusieurs phases de constructions, mais l’origine de ce passage souterrain remonte surement à l’époque antique.
Un texte d’un auteur portugais écrit en 1507 nous raconte, qu’après la prise de Tanger par les portugais, au moment où des ouvriers détruisaient une tour de l’enceinte de la ville, ils trouvèrent qu’il y avait au-dessous du niveau de sa fondation une voûte fermée et commencèrent à la détruire en faisant un trou et, arrivèrent en bas, ils trouvèrent dans le mur une niche dans laquelle était une statuette d’hercule en bronze haute de deux palmes. L’auteur nous apprend aussi que cette statuette fut envoyée au roi Dom Afonso.
Un deuxième témoignage portugais de l’époque, plus récent, qui date de 1674 nous donne une description de la ville de Tanger et nous apprend que la ville «est occupée au sous-sol par des aqueducs, construits par les romains, hauts et vastes comme des ruelles dans lesquelles on peut marcher». Et il conclut en disant «il serait souhaitable que quelqu’un fasse des recherches dans les souterrains de la ville et en donne une description».
Malheureusement son souhait n’a pas été exaucé au XXIème siècle.
Un troisième témoignage du début du XIXème siècle rapporté par Jhon Buffa dans son ouvrage intitulé «Voyage à travers l’empire du Maroc» et qui nous dit avoir visité en 1805 à la Kasbah de Tanger un souterrain qui contient de curieux vestiges de l’antiquité et qu’il trouva des fragments d’urnes funéraires portant des caractères puniques.
Donc, jusqu’à preuve du contraire, ce passage souterrain est sans aucun doute d’époque antique.

Propos recueillis par Abdeslam REDDAM