Voilà un récit bien classique, à la lecture duquel nous convie l’ami Abdelkhaleq Jayed. Nous avons sans doute affaire, ici, à une autofiction, où l’auteur nous raconte son enfance et sa formation, récit né devant la dépouille du père du narrateur, emporté par une maladie foudroyante. Le travail de mémoire – et sans doute aussi un vibrant hommage à l’éducation humaniste qui lui a été transmise – doit dès lors commencer… Nous suivons donc l’auteur avec plaisir, à travers des chemins qui conduisent d’Ighoudi à la bourgade voisine, sans doute dans la vaste plaine aride de Chichaoua – quoique l’on puisse aussi très aisément imaginer les coteaux du Moyen-Atlas pour décor de ce récit. On peut taxer le roman de classicisme où il fait défiler toutes les grandes figures du récit initiatique rural marocain. On retrouve donc le jeune Amnay dans sa famille, avec un père exemplairement ouvert et tolérant – nous sommes aux antipodes du Passé simple de Driss Chraïbi -, une mère aimante au centre d’une fratrie où règnent forcément des inimitiés et discrètement une sœur dévouée ; on sillonne  le village où les conservateurs, pour ne pas dire les islamistes, tentent de faire régner, parfois d’une façon comique, une terreur où se mélangent bergag et fatwa ; il y aura bien sûr les étapes de l’école coranique et ses règles poussées jusqu’à l‘absurde, l’école publique où l’on apprend le plaisir du savoir et ses émancipations, mais aussi le bonheur de la lecture et des horizons qu’elle ouvre ; on perçoit où naît l’écrivain, et comment l’écriture devient une forme de refuge presque malgré l’auteur lui-même, qui se trouve comme frappé par cette nécessité ; il y a l’adolescence difficile, dans laquelle l’homme se choisit et se définit contre tout et contre tous, et la découverte des filles, de l’érotisme, de son corps propre et de celui de l’Autre ; l’auteur nous propose même un exorcisme, qui dure de longues et belles pages, dans un sublime paysage pastoral, épisode on ne peut plus pittoresque, qui laisse penser que ne manquera à ce récit que la scène pourtant inévitable de la dernière séance au hammam des femmes, pour qu’ainsi la biographie du petit maghrébin soit au complet ! Dans ce roman à l’écriture rapide, aux ambages parfois très personnels – Abdelkhaleq Jayed s’approprie certaines expressions du français et en crée de nouvelles avec un rare bonheur, où l’on sent sa langue maternelle travailler avec poésie la langue élue -, se saisit le parcours initiatique d’un enfant pas entièrement comme les autres, un rien différent, de cette singularité qui l’amènera à devenir écrivain pour pouvoir résister et exister. Le jeune Amnay adolescent défit les mœurs et les coutumes de la tribu pour ne pas mourir étouffé ; Abdelkhaleq Jayed continue ce travail de survie dans l’écriture et la langue avec une profonde opiniâtreté. « À vingt-cinq ans d’intervalle, Amnay portait encore vive la blessure de la réprobation menée tambour battant par Kada. Dieu lui importait beaucoup, aujourd’hui plus que jamais, cette toute-puissance capable de tout, créer et détruire, donner la vie et la retirer. Mais il doutait toujours de la nécessité de se conformer, par grimace et non par foi, aux rites religieux. Il refusait de faire semblant. Pour lui, la spiritualité est un besoin d’ordre et de vérité, elle est de ce fait un engagement personnel qui tient de l’auto-édification. Depuis la dernière année du collège, il n’avait plus jamais prié avec les gens dont il savait le manque de conviction. Les vacances d’été touchaient à leur fin. La résolution fut prise dans l’attente des premiers rayons de soleil. »
Philippe Guiguet Bologne