Mustafa Akalay Nasser.
Directeur à L‘ Esmab UPF.Fès.

En matière d’implantation urbaine et en particulier sur le thème des rapports entre ville européenne et médina, le Nord du Maroc sous protectorat espagnol présente une solution urbaine différente du sud, sous protectorat français.
Dans cette dernière zone, le Maréchal Lyautey, passionné d’urbanisme, instaure un espace tampon, une zone « Non-aedificandi »  entre les deux modèles  urbains: La médina et la ville nouvelle : « L´essentiel sur ce point capital, disait Lyautey, c´est qu´il y ait le moins de mélange possible entre les deux ordres urbains ».
Les raisons de cette ségrégation spatiale française répondent à des objectifs d´ordre politique – (éviter le mélange des populations) – et esthétique (conserver le patrimoine urbanistique pittoresque des médinas, un musée à ciel ouvert).
Par contre, dans la zone sous protectorat espagnol, la ville nouvelle se développe en contigüité avec la médina ; l’exemple parfait de cette contigüité se trouve à Tétouan où les deux ordres urbains s’imbriquent parfaitement, sans discontinuité ni dissociation, absorbant la limite physique qu’est l’enceinte fortifiée. Cette continuité spatiale se façonne de deux manières :
D’une part, par la jonction d’un premier quartier espagnol, « La luneta », situé à l’intérieur de la médina, dans cette zone limitrophe du Feddan, du Mellah et de Bab Rmouz, dénommée Mçalla Kdima : « On l´appelle Mçalla Kdima parce que dans l´étendue du terrain qu´elle traverse s´élevait autrefois une Mçalla oratoire musulman. Dans le haut du feddan, la voie est droite, bordée de maisons de taille très différentes, depuis celle à simple rez-de- chaussée jusqu´á celle á trois étages, surmonté de belvédères sur les terrasses.
Ces maisons appartenant á des israélites, á des musulmans ou á des espagnols sont presque toutes de construction récente et bâtie dans ce style africo-espagnol qui distingue celle d´une partie du Feddan. » .
D’autre part, par la jonction de la ville nouvelle qui se développe en continuité avec la médina, dès l’établissement du protectorat en 1913.

A/ La formation de la ville nouvelle ou L´ensanche. 

Historiquement, on peut distinguer deux périodes  d´urbanisation  de la ville espagnole de Tétouan: la première va de 1915 á 1927 et la seconde de 1928 á 1942.
La première période (1915-1927)
La première période consécutive à l´instauration du protectorat, voit la naissance du quartier espagnol et son extension dans l’espace compris entre le Feddan et l’avenue du Vizir Rkaina, limite du camp militaire installé par le général Alfau dès l’occupation de la ville en 1913.
La ville espagnole est construite à partir des remparts qui la délimitent entre l´enceinte : Bain Elsouar au nord-ouest et la muraille au sud-est, soumise aux problèmes de défense militaire et aux pressions des compagnies propriétaires des terrains, elle se développe linéairement, à l’ouest de la médina, favorisée par la démolition de l’enceinte fortifiée de la Rahbat Ezraa (Cour aux blés).
La place d´Espagne, ancien Souk el Feddan, fonctionne comme élément de transition entre les ordres urbains : La médina et la ville nouvelle. La transformation de la limite physique s’accompagne aussi de la structuration de la zone d’extension : par le percement des artères Alphonse XIII, Mohamed Ben Arbi Torres et Jordana á la lisière de « La Luneta » et l’aménagement du boulevard périphérique (ou Ronda) Consul Zugasti.
On doit la formation de ce noyau initial de la ville espagnole à deux actions distinctes : d’une part, sa réalisation est confiée à une société créée à cet effet, la « Sociedad Anónima Oliva Ensanche de Tetuán », d´autre part, sa conception est l’œuvre de deux architectes : Carlos Ovilo et Gutiérrez Lescura.
« C´est vers mars dernier qu´on a entrepris l´urbanisation de l´extension extra-muros, et ceci grâce á l´effort de la société, créée á cet effet, qui a accordé des facilités aux constructeurs, les parcelles sont cédées á longue échéance. »
C’est de cette période que date la construction des premiers édifices à usage d’habitation et à caractère administratif et militaire : le haut-commissariat, la direction des travaux Publics, le groupe scolaire España, la caserne Jordana.  Parallèlement à   cet effort de construction, on assiste, dans cette zone d’extension, á l’ouverture de nouveaux commerces et à l’implantation de petites industries, telles que les ateliers de menuiserie, de plomberie, de céramiques.
Cette période se caractérise par l´arrivée des militaires et des colons, ces derniers sont venus s´installer á Tétouan afin de faire fortune : ce sont surtout des commerçants, gérants de café, tenanciers de bar, artisans, domestiques.
Cette première période est marquée aussi par la mise en place d´un conseil municipal, dont les membres sont choisis parmi les notables musulmans et israélites locaux et parmi les représentants de la bureaucratie métropolitaine. Institué par le dahir du 16 juin de 1916, ce conseil se compose d´un président hadj Ahmed Ben Mohammed Torres, d´un vice-président Juan Zugasti contrôleur civil et d’autres membres  Diego Saavedra  chef du cabinet de la résidence générale, Louis Rodriguez de Vigurí représentant de l´administration métropolitaine, et des conseillers municipaux Emilio Alvarez Sanz Tubau représentant de la colonie espagnole, Fakih Lebbar représentant de la population musulmane, Abraham Garzón représentant de la population israélite.

La seconde période (1928 A 1942).
C´est au cours de cette période, qui va de 1928 à 1942, que se précise selon un plan d´aménagement établi en 1924 par l´architecte municipal Carlos Ovilo y Castelo, la configuration définitive du quartier espagnol de part et d´autre de l´avenue Alphonse XIII.
Ce deuxième noyau d´extension s´étend sur des terrains jadis occupés par le camp militaire, installé entre le noyau initial et la caserne Général Marina, il constitue le centre principal d´affaires et d´animation de la ville.
Le statut de capitale administrative dote Tétouan d´un ensemble de bâtiments officiels qui se trouvent tous groupés dans cette nouvelle extension :
La mairie, le palais de justice, la poste, la direction des finances, la délégation des affaires indigènes, etc. La poursuite de la construction de la ville nouvelle, des bâtiments administratifs, des immeubles et des équipements infrastructurels représente un marché juteux pour des groupes financiers et bancaires. Par ailleurs, cette période se distingue aussi par l´aménagement de nouvelles zones urbaines telles que :
1-La cité –jardin, la promenade des palmiers, le parc de Las Cagigas, la place Muley Mehdi et la place Ben Azzouz.
2-La construction des premières cités d´habitat économique pour les mutilés de guerre et ex-combattants.
D´un effet urbain et social indéniable, ces réalisations sont dues surtout á l´action de la première autorité de la ville le contrôleur civil de Las Cagigas, homme passionné d´urbanisme.

B/ L’architecture espagnole á Tétouan : un patrimoine partagé. 
Un examen superficiel des principales réalisations de la zone septentrionale marocaine pourrait faire douter de I’ existence d’une architecture espagnole, tant elles accusent de diversité entre elles et de parenté avec certains monuments autochtones. Cependant, si l ‘on considère l’architecture coloniale dans son ensemble et non plus à travers quelques réalisations, on s’aperçoit qu’elle représente l’image la plus exacte que les diverses architectures espagnoles et européennes, se sont données d’elles mêmes au cours de leur réalisation sur le sol Nord-Marocain.
Sur le plan de l’architecture, l’intervention espagnole a pris des aspects différents, mais c’est sûrement á Tétouan qu’elle s’est présentée sous la forme la plus riche.
En effet, les débats et les courants qui ont marqué l´Espagne au tournant du siècle : éclectisme, néo arabe, art nouveau, régionaliste, puis dans l´entre –deux guerres-, avec l´apparition des styles : rationaliste, art déco, moderniste et néobaroque, ont trouvé de bons architectes des écoles de Madrid et Barcelone arrivés á Tétouan pour réaliser leurs idéaux et exprimer leur liberté créative.
Ce patrimoine partagé entre le Maroc et l´Espagne est non seulement mal connu, mais il est entrain de se dégrader parce qu´ on s´ en occupe peu. Des immeubles sont dans un état de délabrement avancé qui menace ruine et des archives disparus.  Autant dire que l´état actuel de ce patrimoine est des plus précaires.
De ce point de vue, l´architecture coloniale au Maroc n´est pas uniquement  marocaine, mais elle relève aussi bien de l´architecture française  et espagnole, elle est le fruit d´un rapport de métissage culturel . Les études sur ce patrimoine partagé hispano-marocain sont encore peu nombreuses á ce jour et les recherches portant sur l´ethnologie des savoirs et des connaissances très lacunaires.