Après avoir édité la première monographie consacrée à Abdelkrim Ouazzani, Gallery Kent poursuit son œuvre de valorisation des artistes de la région de Tanger et du Nord du Maroc, en publiant un petit beau-livre sur les superbes carnets de travail du peintre tétouanais Mohamed Benlyaïch, qui longtemps s’est illustré sous le pseudonyme de Freaky.
Trublion de la scène artistique septentrionale, héritier de la pensée expressionniste de son proche ami Mohamed Drissi, Mohamed Benlyaïch tient depuis le début de sa carrière des carnets, dans lesquels il rapporte ce dont il devra se souvenir dans son travail, il expérimente de nouvelles formes et de nouvelles idées, il écrit, il réfléchit, il laisse libre cours à son imagination. Ce sont de petits trésors, absolument superbes, qui s’inscrivent directement dans la tradition dont Eugène Delacroix, avec ses fameux Carnets de voyage, s’est fait le chantre.
Le livre est un objet à part entière, qui donne la part belle au dessin de Benlyaïch, accompagné d’un texte écrit pour l’occasion par Philippe Guiguet Bologne, qui s’interroge sur ce qu’est un carnet, pourquoi l’expressionnisme a-t-il une place aussi forte dans les cultures contemporaines nord-africaines, et surtout qu’est-ce qui fait toute la singularité de l’œuvre de son ami peintre. L’ouvrage est tiré à cent-cinquante exemplaires numérotés et signés par l’artiste, plus soixante exemplaires réservés aux auteurs.

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Néanmoins, se différenciant catégoriquement de son inspirateur, c’est avec sincérité et authenticité que Mohamed Benyaïch abordant la scène expressionniste, invente tout un art inédit du trompe-l’œil, qui équivaudrait à une réelle ingéniosité à tromper l’esprit. Avec une grande indépendance de conscience, le peintre a fait siens les codes du mouvement nord-européen né des prémices de la Première Guerre mondiale – le trait appuyé, le symbolisme littéraliste, l’onirisme outré, la satire sociale omniprésente… -, laissant ainsi saisir qu’il n’a en rien occulté tout le mal-être qui s’opère autour de lui – les horreurs perpétrées à médias ouverts au tournant du troisième millénaire, le profond doute écologiste par lequel s’exprime la fragilité du vivant et de notre espèce, la crise morale traversée par le modèle libéral qui se féliciterait d’une universalité assignable à tous les peuples… -, utilisant cependant ces codes esthétiques pour figurer des personnages qui, eux, ne subissent ni n’expriment aucune violence, aucun outrage, aucune torture. Où les hommes et les femmes de Mohamed Drissi étaient soumis aux flammes de l’enfer social, fracassés par la morale et l’oppression, mis à nu par un monde qui ne voulait pas de leur conscience ni de leur liberté, les personnages de Mohamed Benyaïch vivent pleinement leurs vies. Ils sont ce qu’ils sont et s’assument tels qu’ils sont. Ils pousseraient leur plénitude, si provocatrice, jusqu’à s’aimer, entre eux et eux-mêmes. C’est bien là la différence majeure entre tout l’expressionnisme et ce trompe-l’œil proposé par l’œuvre de Mohamed Benyaïch: là où l’expressionnisme ne s’aimait pas, criait son dégoût de soi, d’appartenir à un monde haïssable et de ne pouvoir agir autrement qu’en s’y montrant un paria, un hors-la-loi, un freak, Mohamed Benyaïch prend ses distances avec l’horreur qui l’entoure. Mieux : il en rit, de ce rire démoniaque et libérateur qui émancipe jusqu’à effrayer et offusquer toutes les expressions du pouvoir. L’artiste jubile à laisser son monde être tel qu’il va et veut être.

Se procurer le livre
Trompe-l’œil, d’un tirage limité et signé par l’artiste, est disponible en exclusivité à Tanger, à Gallery Kent.