L’immense expo avec Abdelkrim Ouazzani, Ilias Selfati et Mohamed Benyaich

Texte de Philippe Guiguet Bologne

Gallery Kent mandate son ambassade septentrionale à Gibraltar. Aziza Laraki a choisi, parmi les talents qui œuvrent dans la région et ceux défendus par la galerie, trois artistes pour représenter le Maroc auprès des habitants de l’enclave britannique, au cours d’une exposition destinée à resserrer les liens entre les deux rives du détroit. L’événement, d’ailleurs, s’intitule Isthmus, à l’image de cette bande de terre qui, en fendant les eaux, relie deux territoires, pour ainsi mieux rendre hommage à notre détroit qui, nouant un océan à sa mer, sépare deux mondes et deux civilisations, les laissant néanmoins à portée de main, d’un regard, d’une connaissance et d’une reconnaissance. Tout détroit est un isthme de mers.
Pour nouer ce contact indéfectible – où Gibraltar et Tanger sont les deux faces d’une même médaille – Gallery Kent a tout d’abord décidé d’envoyer quelques bouquets de fleurs à son hôte, en présentant à la galerie Gustavo Bacarisas du ministère gibraltarien de la Culture une sélection de la prolifique série Hana d’Ilias Selfati, projet in progress qui avait été montré au public tangérois fin 2022. Ici, Selfati décline son obsessionnel hommage à l’art de Cy Twombly autant qu’à celui de Claude Monet, retravaillant inépuisablement des aquarelles de fleurs dans des déclinaisons aussi obstinées que celles des nymphéas, aussi lyriquement brossées que dans les toiles de l’Américain, où la coulure de rigueur signe une postmodernité qui cite sans détour, s’autocite sans crainte, mélange la référence et le simulacre jusqu’à confondre son public dans le dédale de l’inconscient, de l’histoire et de la complexité des cultures. Les fleurs tendues à l’ami gibraltarien sont un cadeau du ciel, quand celui-ci est relié à la terre par la puissance de l’art : un isthme vertical, une échelle de Jacob.  Selfati est un artiste de la présence : il crée pour occuper un espace, le faire plier, le faire sien, entièrement l’emplir et le signer : marquant ainsi son territoire, il crée une spatialité symbolique aussi singulière qu’ouverte à tous les désirs. Il s’affirme d’ailleurs un artiste de la présence au point que l’événement sera pour lui l’occasion d’une résidence d’une dizaine de jours sur le Rocher, où il est d’ores et déjà invité à composer ses suites gibraltariennes et où il projette de dresser un plein carnet de voyage. Le dessinateur émérite emprunte désormais, à rebours, les voies anciennement tracées à Tanger par Eugène Delacroix ! Voilà bien le plus intense des cadeaux que l’on saurait offrir à l’ami d’en face.
Quand, pour sa part, Mohamed Benyaïch amène avec lui sa leçon d’altérité. En présentant des toiles du Tétouanais à Gibraltar, Gallery Kent fait œuvre de pédagogie et de décolonialisme. Notre image mauresque est constituée de thés à la menthe, de cornes de gazelles, d’arcs outrepassés et de zelliges, de caftans savamment brodés et d’effluves d’ambre… Certes, la péninsule ibérique demeure fortement marquée par la présence marocaine et l’héritage andalou, ce trésor inépuisable qui a laissé quelques séquelles : des clichés suaves toujours plus plaisants que ceux liés aux migrants ou aux extrémismes religieux, mais tout aussi faux. Le Maroc aujourd’hui n’est ni mendiant ni colonisable, il n’est ni un succédané ni une pâle imitation des modèles occidentaux, il n’est pas réductible à une simple série de clichés pittoresques pour vendre au monde un éblouissement des sens : le Maroc aujourd’hui est formé d’un peuple moderne, libre, inventif, au travail, et c’est bien ce que peint là, inlassablement, Mohamed Benyaïch : le quotidien, le temps dans les cafés et les bars, le désir, le jeu, la patience des hommes, l’autorité des femmes, la vitalité du peuple, son désarroi aussi. Puisant dans la force d’un expressionnisme qui sied depuis les débuts de sa modernité à toute la culture arabe, le Tétouanais figure inlassablement des hommes qui regardent des femmes, des femmes qui montrent leur liberté et leur pouvoir, des ivresses qui disent la joie et le plaisir d’être là, des maussaderies comme il en est dans toute les humanités qui s‘interrogent. Mohamed Benyaïch peint avec des contrastes puissants, frappants, le petit théâtre de la vie vraie, le grand mouvement du quotidien, ce qu’est être un homme dans son temps, en toute banalité et avec la force de la simplicité.
Gallery Kent ne pouvait pas se déplacer outre détroit pour représenter sa région sans qu’Abdelkrim Ouazzani soit de cette députation. Le plasticien est désormais aussi intensément lié à l’espace culturel tangérois que le pop art l’est à Léo Castelli ! Abdelkrim Ouazzani demeure l’artiste phare de la galerie tangéroise, qu’Aziza Laraki envoie à Gibraltar montrer nos couleurs, nos humeurs, la gaieté inconsolable de son esprit de grand enfant, ébloui tout autant qu’inquiet. L’ancien directeur de l’Institut des Beaux-arts de Tétouan, aujourd’hui, représente à lui seul tout l’art du Nord du Maroc, qu’on le considère comme un artiste de la Figuration libre ou comme un électron libre de Support/Surface, qu’on l’aborde par sa figuration débridée et littéraliste ou par l’abstraction de ses hybridations, effigies qu’il sécrète avec sa rare poésie, sa bienveillance et son accointance. Là, il crée un art à hauteur d’homme. Gallery Kent déménage donc une entière ménagerie de monstres gentils, de démons heureux, de poussins cyclopéens, de hérons-vases et de chèvres-pendules, un complet container de toiles sculptées, de sculptures entoilées, de toiles enchâssées et de gravures colorées aux intonations déclaratives : tant qu’il y a de la vie, il restera de l’espoir… Tout l’univers candide et joyeux, interrogatif et décalé d’Abdelkrim Ouazzani, sera de la partie !
En 2023, Gallery Kent recevait un événement réunissant les travaux de nombres d’artistes gibraltariens, dont ceux de  Shane Dalmedo, Paul Cosquieri, Gino Sanguinetti, Bathsheba Peralta, Chris Anne, Ermelinda, Jane Langdon, Mark Montovio et Willa Vasquez. La diplomatie culturelle privée continue son œuvre et c’est désormais Gallery Kent qui, traçant son isthme, reliera Tanger à Gibraltar avec son trio nordique, aussi atypique que représentatif de tout ce que nous sommes de meilleur.
Isthmus, Art from Across The Straits – Abdelkrim Ouazzani, Ilias Selfati, Mohamed Benyaïch – Gustavo Bacarisas Gallery – Gibraltar, du 20 février au 9 mars 2024.