Publié une première fois en France en 2010, « Le bled du kif » est un ouvrage paru aux éditions marocaines Afrique Orient en 2018 et tombe à point nommé dans l’actualité dont le Rif fait l’objet. Dans la foulée du Hirak de 2016 et des débats sur la légalisation du cannabis, ce travail ethnographique est aussi une approche anthropologique de toute une région restée dans la marginalité historique et politique du Maroc moderne. Cette terre du Rif, qui est aussi un terrain considéré comme déviant par sa pratique de la culture du cannabis, ne saurait se réduire à une agriculture du kif. Khalid Mouna déploie ici l’ensemble du processus historique et social qui mène à cette spécificité régionale – également marquée par la contrebande – en tant qu’elle est une histoire politique du Makhzen qui laisse les Ketama et quelques tribus vivre de cette culture traditionnelle.

Comme toute entreprise qui prospère, cette (agri)culture devient une culture économique permettant l’accumulation du capital grâce à la constitution d’un réseau de distribution en Europe. Ce dernier, produit de l’émigration, génère un effet d’entrainement régional conduisant à « occuper des surfaces de plus en plus importantes » pour étendre cette culture, quitte à « mettre le feu à la forêt » pour s’approprier des terres. Cette dynamique de l’enrichissement mène inexorablement à l’individualisation des comportements et modifie les rapports familiaux et sociaux.

Malgré un travail éditorial qui manque de rigueur, l’ouvrage de Khalid Mouna, en partie tiré d’une thèse, présente un intérêt indéniable pour mieux saisir les enjeux politiques, économiques mais aussi écologiques du Rif dont les sols s’érodent et s’appauvrissent du fait de cette culture intensive. Sa réflexion sur l’espace de la marge en tant que territoire marqué par toutes formes de contrebandes nous éclaire quant au rôle trouble des autorités et pose la question des rapports de force à venir dans une région où les inégalités explosent.
Cédric Aboushahla