Avec Une chanson douce, Leïla Slimani avait placé très haut la barre de l’exigence narrative– exigence plus narrative que proprement littéraire d’ailleurs, car son style s’apparente plus à l’efficacité informative du propos journalistique qu’aux expérimentations poétiques sur la langue. Il va lui être désormais difficile d’atteindre les sommets qui ont marqué les débuts de sa carrière. Le roman Goncourtisé était d’une telle implacabilité et d’une si grande efficience qu’on en oubliait la froideur du ton et de la plume de la jeune écrivaine franco-marocaine. En se penchant sur son histoire familiale, fort romancée au demeurant, on sent qu’une forme d’empathie pointe dans son style et qui pourrait, finalement, s’avérer une faiblesse : elle dépèce magnifiquement la mécanique des sentiments, mais elle sait moins les partager. Elle raconte magnifiquement où elle ne sait pas faire preuve d’empathie. Il en résulte que « Le pays des autres » s’avère une grande saga extrêmement classique, à l’écriture calibrée et dont l’argument est puisé dans un répertoire déjà bien riche. On a souvent l’impression qu’il s’agit-là d’un récit écrit pour favoriser le jeu d’une grande actrice, en quête de liberté et d’émancipation, à la manière de Catherine Deneuve dans un Fort Sagane en voie de décolonisation ou de Meryl Streep dans un Out of Africa francisé. Étrangement, par ailleurs, à l’heure où l’islam est au cœur de nombreux débats, souvent durant lesquels la parole raciste se libère outrancièrement, Leïla Slimani fait le choix de parler de l’altérité d’une femme alsacienne venant s’installer dans le Maroc colonial, juste avant l’Indépendance, au bras d’un époux marocain, officier décoré de l’armée française et propriétaire d’un vaste domaine agricole infertile. Comme si, pour répondre à la violence de nos temps islamophobes, l’écrivaine elle-même d’origines marocaines, avait voulu expérimenter l’altérité de l’autre pour mieux comprendre les fonctionnements de ce qu’est être étranger et ostracisé. Leïla Slimani tente donc de nous emmener dans ce qui pourrait être un intéressant jeu de reflets. L’exercice est à moitié réussi, puisque la forme très classique fait rapidement oublier le possible militantisme du propos – où une distanciation demeure toujours nécessaire à la réflexion – pour laisser le lecteur se faire emporter par l’onctuosité du récit. Voilà donc un roman récréatif tout à fait haut-de-gamme, dans lequel tous les personnages sont parfaitement dessinés et correspondent à un rôle-type dans le récit, en l’occurrence d’une société en pleine mutation, le Maroc à l’aube de son Indépendance et de sa propre entrée de plain-pied dans la modernité. « Selma n’en pouvait plus de ces légendes idiotes, de ses croyances d’arriérés que Mouilala répétait inlassablement. Selma ne l’écoutait plus et, si elle n’avait pas craint de manquer de respect à une ancienne, elle se serait enfoncé les doigts dans les oreilles, elle aurait fermé les yeux à chaque fois que sa mère la mettait en garde contre les djinns, le mauvais sort, l’œil noir du destin. Mouilala n’avait plus rien de neuf à offrir. Sa vie consistait à tourner en rond, à accomplir encore et toujours les mêmes gestes, avec une docilité, une passivité qui écœuraient Selma. La vieille était comme ces chiens idiots qui s’étourdissent à force de vouloir mordre leur queue et qui finissent par se coucher sur le sol en gémissant. Selma ne supportait plus la présence constante de sa mère qui, lorsqu’elle entendait s’ouvrir une porte, disait : « Où vas-tu ? » Sa mère qui lui demandait sans cesse si elle avait faim, si elle s’ennuyait, qui malgré son grand âge montait sur la terrasse pour savoir ce que Selma fabriquait. La sollicitude de Mouilala, sa tendresse écrasaient Selma et s’apparentaient, pour elle, à une forme de violence. Parfois, la jeune fille avait envie de hurler au visage de Mouilala et aussi de Yasmine, la servante, et elle considérait que les deux femmes étaient également esclaves, peu importait que l’une ait acheté l’autre au marché. L’adolescente aurait tout donné pour une serrure et une clé, pour une porte fermée sur ses rêves et ses secrets. Elle priait pour que le destin lui soit favorable et qu’un jour elle puisse s’enfuir pour Casablanca et se réinventer. Comme les hommes qui criaient « Liberté ! Indépendance ! », elle criait « Liberté ! Indépendance ! », mais personne ne l’entendait.

Philippe Guiguet Bologne