Mustafa Akalay Nasser, directeur de L’Esmab UPF Fès.

En matière d’implantation urbaine et en particulier des rapports entre ville européenne et ville traditionnelle, les Protectorats espagnol et français présentent des solutions urbaines différentes. Dans cette dernière zone, Lyautey, avec l´aide de l´architecte Henri Prost, instaure un espace tampon, une zone non aedificandi entre les deux ordres urbains, ville marocaine et ville nouvelle : « L´essentiel sur ce point capital, disait Lyautey, c´est qu´il y ait le moins de mélange possible entre les deux ordres urbains ».

Un urbanisme vainqueur.
Cette politique de la croissance urbaine implique, tout d’abord, la transformation minimale des quartiers marocains qui doivent être conservés et protégés ; puis la création d´un cordon sanitaire autour des villes marocaines ; enfin le dessin et la construction des villes nouvelles, les plus modernes, les plus rationnelles et les plus élégantes. Les objectifs officiels de cette discontinuité spatiale expriment la volonté, sur le plan politique, d’éviter « l’interpénétration des races » ; sur le plan sanitaire et hygiénique, celle d’éviter tout contact direct avec les autochtones et de manière générale avec la médina susceptible d’être touchée par des épidémies ; sur le plan esthétique, enfin, de conserver le patrimoine urbanistique et architectural “pittoresque” des médinas. Selon l’auteur du livre dénonciateur de la violence coloniale : Les damnés de la terre, Frantz Fanon ce type d’urbanisme colonial ségrégationniste instauré par la France dans sa zone d’influence marocaine est une violence urbaine perpétrée contre le colonisé. Le colon porte la violence dans les maisons et dans son urbanisme vainqueur.
« La zone habitée par les colonisés n’est complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régies par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y a pas de conciliation possible : la ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. Une ville illuminée, asphaltée, repue et habitée par des blancs, d’étrangers. La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu malfamé, peuplé d’hommes malfamés. La ville du colonisé est une ville accroupie, à genoux, une ville vautrée. Une ville des nègres, une ville des bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. » (Dixit Frantz Fanon).

Un urbanisme protecteur.
Par contre, dans la zone sous Protectorat espagnol, la ville nouvelle se développe en contigüité avec la médina, elle se développe linéairement, à l’ouest de celle-ci, favorisée par la démolition de l’enceinte fortifiée de la Rahbat Ezraa (« cour au blé »). Une « place d’Espagne », coquette et ombragée, est aménagée sur cet espace de transition, El-Feddan, dans un style nasride, par l’architecte José luis Gutierrez Lescura et le peintre orientaliste Mariano Bertuchi, unissant les deux villes. Bertuchi sera d’ailleurs le fondateur à Tétouan de la première (et longtemps unique) École des beaux-arts du Maroc. Et c’est là que les pouvoirs administratif (la Résidence générale) et militaire (le Haut commandement) s’installent, plaçant de la sorte la médina en position charnière et freinant du coup sa marginalisation, par la création, en un des points sensibles, d’un pôle drainant activités et circulation.
Au cours des quarante-trois ans du Protectorat espagnol, le Nord du Maroc a été la terre d´accueil d´un imaginaire urbain privilégié. C´est sur cette zone septentrionale marocaine que de nouvelles manières de « faire la ville » et d´organiser le territoire sont imaginées et promues. La fondation des villes hispano-marocaines est basée sur une forte tradition urbanistique : la loi foncière du 29 juin 1864, dite Ley de Ensanches, relative aux plans d´extension des villes, a conféré à l’urbanisme nord-marocain une fonction non seulement formelle et spatiale mais également juridique, économique et symbolique. On verra comment on a pu parler, avec l’Ensanche, d’urbanisme protecteur.
La composition du modèle importé s’appuie sur la répétition systématique d’éléments structurants : des rues rectilignes, des zones définissant les espaces publics et privés, une distribution des usages et activités, ainsi qu’une faible hauteur du cadre bâti. Loin de produire un effet monotone, la variété des façades, associée á l’occupation dense des îlots, introduit une diversité soit par les dénivellations du relief, comme à Tétouan et à Larache, soit par l´étroitesse des étendues, comme à Villa Nador et à Villa Sanjurjo (Al Hoceima). Dans ce modèle urbain, l´effet de surprise propre au tracé labyrinthique de la médina s´efface, ou du moins s’atténue, en raison d’une hiérarchisation planifiée des espaces prévoyant des itinéraires moins touffus, des places aménagées et des rues régulières. Ainsi le plan en damier, rigide et sec à l’origine, devient de fait le support de la variété architecturale et de l’exubérance décorative.
La ville nouvelle, ou Ensanche, se tourne beaucoup plus vers l’extérieur que la ville traditionnelle marocaine ; la sensation d’intimité, qui confère à cette médina tant de charme, est gommée au profit de l’ampleur. Les espaces à l’air libre dressent les immeubles et les monuments en plein ciel ; dans une ville comme Tétouan, la proche campagne s’aperçoit d’un bout à l’autre des rues. À l’origine rigide et répétitif, l’Ensanche devient en fait le support d’une architecture importée et d’un syncrétisme stylistique. Appartenant à la fois à la tradition et à la modernité et loin de s’imposer comme loi exogène, l’architecture coloniale rassemble plutôt des éléments matériels et symboliques, disparates et contradictoires, relevant de deux architectures différentes.
Un examen superficiel des principales réalisations de la zone septentrionale pourrait faire douter de l’existence d’une architecture espagnole, tant elles accusent de diversité entre elles et de parenté avec certains monuments autochtones. Cependant si l’on considère l’architecture coloniale dans son ensemble et non plus à travers quelques unes de ses productions, on s’aperçoit qu’elle représente très exactement l’image que les diverses architectures espagnoles et européennes se sont données d’elles-mêmes au cours de leur exécution sur le sol nord-marocain.
« Nous, les Espagnols, nous avons besoin d´une formule urbaine différente de celle qui est imprimée par les Français (…) à cause de notre colonisation qui est basée sur la cohabitation avec l´élément marocain (…). Souvent l’emplacement des villes nouvelles s´est greffé au réseau urbain préexistant ».
Dans le patrimoine urbain ibérique, la présence d´un substrat musulman prédispose à une adaptation à la ville marocaine. Les Espagnols arrivés dès 1913 eurent tendance à s´établir de leur mieux dans les médinas, conformément aux conditions de vie qui avaient été les leurs dans la péninsule, particulièrement en Andalousie. À Tétouan, ils prennent possession du Mellah et de la Mçalla Qdima ou Luneta ; à Ksar El-Kebir, de Bab el-Oued et de Chraa ; et à Larache de la kasbah. Pourtant, ce patrimoine partagé entre le Maroc et l´Espagne est mal connu. En outre, il est en train de se dégrader parce qu´on s´en occupe peu. Des immeubles sont dans un état de délabrement avancé et menacent ruine et des archives disparaissent.
En analysant l´évolution de l´architecture espagnole à Tétouan, on a pu déceler trois styles :
– Le style néo-arabe (1915-1931) caractérise les constructions de la première période. Les architectes Calos Ovilo et Gutierrez Lescura ont cherché une synthèse entre tradition et modernité qui s´enracine dans le style arabisant. L’arabisance en architecture est une forme de l’orientalisme qui se manifeste quasiment dans toute l’Europe. Elle est le résultat de l’intérêt intellectuel, scientifique et politique qui est porté à cet héritage au cours du XIXe siècle. Elle s´intéresse avant tout á identifier un répertoire d´éléments décoratifs et stylistiques, et à les réduire á l´état de stéréotypes aisément utilisables dans une démarche éclectique par simple substitution.
– Le style Art déco (1931-1936) a été introduit par les architectes avant-gardistes de la Génération 25 de l’école d´architecture de Madrid. La rencontre des motifs des arts décoratifs marocains et des formes art déco produira des décors de façades originaux où les éléments ornés, les frises ou panneaux bien délimités agrémentent des façades blanches et nues.
– Le style franquiste est incarné par la période du « caudillo « Franco (1939-1956), qui imposa une architecture néo-herrerienne – du nom de l´architecte Juan de Herrera (1530-1597) qui eut le mérite d’achever El Escorial, monument situé dans la province de Madrid.
Dans la capitale du Protectorat Tétouan cette architecture s’illustre à travers la construction d’édifices publics tels que la Poste, la Délégation de l´agriculture, les immeubles Varela. Le style franquiste n’est ni académique, ni classique, ni historique, mais plutôt éclectique. Il se veut un retour au passé – nostalgique de l’Espagne impériale – en quête d’une renaissance savante.
Le but ultime de cette planification urbaine exportée est « la beauté et le bien-être du monde futur ». Pour beaucoup d´architectes espagnols, la fonctionnalité et la beauté des formes constituent les principes ancestraux de la cité andalouse et doivent être appliqués normalement dans l´urbanisme moderne. Ce n´est pour eux qu´un « retour aux sources »…
De ce point de vue, l’architecture coloniale au Maroc n’est pas uniquement marocaine, mais elle relève aussi bien de l’architecture française que de l’espagnole. Elle est le fruit d’un rapport de métissage architectural. En ce sens, l´urbanisme hispano-musulman de Tétouan, peut être qualifié de patrimoine partagé.