On peut être réfractaire à la maussaderie et à la répétitivité de l’univers du Prix Nobel de littérature. Et pourtant, les œuvres de Patrick Modiano sont riches d’une foule de micro-événements, qui produisent une réelle magie. Le style, dans sa simplicité dépourvue du moindre effet, sans pour autant sombrer dans la sécheresse du Nouveau Roman, contribue à nous conduire à ces petits miracles, par touches, pas à pas, lentement. Tant est si bien que les vingt dernières pages de cet anodin « Livret de famille » sont sans doute parmi les plus belles jamais écrites dans la langue française. Un véritable éblouissement. Les quinze nouvelles de ce recueil nous racontent ce qui contribue à constituer, par fragments épars, une identité, un parcours, à travers la mémoire familiale de l’auteur. De l’oncle étourdi et enthousiaste à la mère, starlette dépossédée par l’histoire, en passant par le père, appliqué et mauvais en affaires, et par l’écrivain lui-même, très jeune amant d’une généreuse cocotte entretenue par un nabab argentin, Patrick Modiano nous amène finalement à visiter, avec lui, l’appartement parisien que sa famille avait occupé durant son enfance, les lieux de sa mémoire et toutes les circonvolutions qui y conduisent grâce en suivant son écriture blanche et de l’opaline des souvenirs. « Nous descendions les marches du jardin avec nos chers amis Essia et Moncef Guellaty. En bas, une allée marquait la frontière de ce qui avait été jadis le domaine du peintre hollandais Nardus : un grand parc qui s’étendait jusqu’à la plage. On l’avait loti et de nombreuses maisonnettes, cernées de jardinets, remplaçaient les ombrages de ce parc, où la blonde Flo, la fille de Nardus, se promenait nue, il y a si longtemps… La villa de marbre rose, que surmontait une tourelle, n’était pas détruite. Les nuits de pleine lune, nous distinguions le buste de Nardus, sculpté par lui-même, qui se dressait, blanc et solitaire devant la villa. Les nouveaux propriétaires l’avaient laissé intact. Il nous faisait face, son œil de plâtre braqué vers la plage. Du parc, il ne reste qu’un bouquet de grands eucalyptus, qui embaument la nuit.