Dr Ali GHOUDANE

(Docteur chercheur en Sociologie)

En 1986, l’opinion publique marocaine vibrait au rythme de la participation de l’équipe nationale de football à la Coupe du Monde de Mexico. L’enthousiasme général fut brutalement douché lorsque le Maroc fut éliminé en huitième de finale par la République Fédérale d’Allemagne. Cette défaite, vécue comme une immense désillusion, laissa des millions de Marocains et d’Africains amers et déçus, peinant à accepter la fin prématurée du rêve des Lions de l’Atlas.
Mais au cœur de cette désillusion collective, une étoile surgit, captant l’attention et l’admiration de tous : Saïd Aouita. L’athlète d’exception enchaînait les performances, redonnant fierté et espoir à la nation. Son nom monopolisait la presse marocaine, reléguant même la Coupe du Monde au second plan.

Aouita devint ainsi plus qu’un simple sportif: il devint une parole, un symbole, un mythe. Comme le souligne Claude Lévi-Strauss (1964), «l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction de la vie quotidienne». Et quel modèle offrait Aouita, notamment aux jeunes ? Celui de l’effort individuel, de la persévérance, et surtout, d’une réussite qui ne devait rien à l’État.


Une Recherche sur la Construction du Mythe
C’est cette dimension mythique qui a guidé notre recherche, intitulée “Le Mythe de Saïd Aouita”1,menée à partir d’articles parus dans les quotidiens Le Matin du Sahara et L’Opinion entre mai et septembre 1986. Nous avons analysé la représentation d’Aouita avant et après Mexico 86, en nous appuyant sur une approche sémiologique des écrits et des photographies.
Nous avons considéré l’image et le discours comme deux éléments complémentaires: l’un montre, l’autre énonce. Les deux journaux analysés, chacun à sa manière, ont contribué à ériger Aouita en modèle, voire en une figure quasi doctrinale, exerçant un pouvoir de fascination sur toute une génération. Toutefois, la mythologie est un domaine inépuisable, et la création littéraire elle-même ne peut se passer de mythes. Notre étude reste donc ouverte à d’autres pistes de réflexion et d’analyse.
Le Mythe Aujourd’hui : Entre Passion et Réalité Sociale
Depuis plusieurs années, d’autres figures ont émergé, captant l’imaginaire collectif marocain. La Coupe du Monde 2022 au Qatar a notamment vu naître un nouveau héros: Walid Regragui, l’entraîneur national, dont le leadership et la réussite ont suscité un engouement comparable à celui d’Aouita en son temps.
Et demain ? D’autres icônes surgiront lors de la Coupe d’Afrique des Nations 2025, et le Maroc rêve encore de nouveaux héros en vue du Mondial 2030, co-organisé avec l’Espagne (qui en a déjà vécu l’expérience en 1982 sur les plans économique et social) et le Portugal.
Dans cette dynamique, la réflexion de Lévi-Strauss résonne encore: «L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction de la vie». Or, la contradiction actuelle est flagrante: le Maroc traverse une crise socio-économique profonde – cherté de la vie, chômage des jeunes, manque de perspectives – tandis que le pays investit massivement dans l’organisation d’événements sportifs d’envergure.
Si la Coupe du Monde 2030 fait rêver, les aspirations du peuple marocain sont ailleurs : éducation, santé, emploi … Peut-on alors parler d’une nouvelle construction mythique, où le sport sert à détourner l’attention des véritables enjeux sociaux ?
L’histoire continue de s’écrire, et le mythe, lui, se renouvelle sans cesse. Mais à quel prix? L’impact financier de la CAN 2025 et du Mondial 2030 risque d’alourdir encore davantage les finances publiques, avec des répercussions directes sur la vie socio-économique des citoyens marocains pour plusieurs années.
Le mythe est une illusion nécessaire. Mais il pourrait n’être qu’un leurre. En fait, bien que la Coupe du Monde 2030 puisse permettre au Maroc de se positionner sur la scène internationale et de stimuler le secteur touristique, les objectifs financiers attendus risqueraient de ne pas être atteints, ce qui mettrait finalement en lumière des défis organisationnels et économiques …

1 Mémoire de Licence en Langue et Littérature françaises sous le thème “Le Mythe de Saïd Aouita ou Le Mythe aujourd’hui”, sous la direction du Professeur Sidi Mohamed EL OUAZZANI YAMLAHI, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Martil,1988.