Ingénieur civil de Ponts et Chaussées, docteur en Mathématiques, ancien cadre supérieur de l’industrie automobile, Mokhtar Homman est aussi un grand expert qui a également mené des études en Histoire. Le Tangérois est une excellente référence en développement, d’où l’importance de la visioconférence qu’il a animé sur fb le samedi 12 décembre 2020.
Sous le thème « le développement du Maroc, quelques leçons de l’histoire et du présent », cette conférence a été l’occasion d’aborder plusieurs volets et thématiques que Mokhtar Homman, notre éminent expert Tangérois vivant à Paris, a bien voulu aborder dans cette interview.
De quoi avez-vous exactement parlé lors de cette conférence, sachant que vous êtes à la fois un expert en histoire, un mathématicien et un expert en automobile?
J’ai présenté une synthèse de mon mémoire d’Histoire sur la « Modernisation du Maroc (1860-1894) au regard de l’expérience Meiji », qui m’a valu mon Diplôme d’Histoire de l’EHESS en 2019, et de mon expérience professionnelle en tant qu’un des principaux responsables du Projet de l’Usine Renault Nissan de Tanger entre 2009 et 2012.
Dans le Mémoire, j’analyse cette période du Maroc avec un regard à partir du Japon de la même période, ce qui permet de comprendre un peu différemment par rapport aux historiens les facteurs qui ont abouti à la perte de l’indépendance du Maroc. De l’expérience industrielle je tire quelques leçons sur le développement actuel du Maroc et je mets en lumière certaines continuités, certaines positives et d’autres négatives, entre le XIXe et le XXIe siècles, en mettant l’accent sur ce qui semble essentiel au regard de l’histoire et du présent.
Depuis l’indépendance, le Maroc a forcément commis des erreurs du choix des modèles économiques. Vous êtes historien et votre conférence, ce samedi, abordera ce passé marocain économiquement. Quelles sont selon vous les principales étapes de ce passé « économique » qui méritent aujourd’hui une étude approfondie permettant au pays de ne pas les revivre dans un futur proche?
C’est le sujet central qui se pose au pays : quel modèle de développement ? Depuis l’indépendance le Maroc a certes commis des erreurs, mais aussi des réussites, parfois partielles. Je noterai par exemple la formidable avancée globale qu’a connu le Maroc grâce à la vision moderne de SM le Roi et aux gouvernements d’alternance entre 1998 et 2011, grâce aussi à la mobilisation de la société civile, la nouvelle Constitution, et grâce à certains aspects sur le plan de l’industrie et de l’énergie depuis 2012. De mon expérience avec le Projet de l’usine Renault-Nissan à Tanger je tire la conclusion que le Maroc a de formidables capacités à mobiliser des énergies et des compétences pour un projet considéré comme national et perçu, à juste titre, dans l’intérêt national. Il devait amorcer la pompe pour de nouveaux investissements et les autorités marocaines ont finement joué dans les accords gagnant-gagnant encadrant un projet de plus d’un milliard d’euros. C’est une expérience dont le Maroc peut tirer des leçons pour des projets d’envergure (j’ai d’ailleurs présenté un retour d’expérience auprès d’un Ministère dans un autre domaine du secteur économique).
Sur le plan économique mes analyses se font à partir d’une grille appelée État Développeur, concept forgé au XXe siècle pour analyser et expliquer le miracle japonais, notamment par Chalmers Johnson à partir des travaux d’Alexander Gershenkron. Depuis, ce concept s’est étendu dans l’espace, en l’appliquant à d’autres pays, et dans le temps, jusq’au XVIe siècle. Cette grille d’analyse, que j’applique aux XIXe et XXIe siècles marocains, montre les points forts et faibles du développement du Maroc au cours de ces deux périodes. Contrairement à une idée courante qui place les insuffisances du Maroc au XIXe siècle (l’échec des réformes) comme les principaux responsables de la perte d’indépendance face à l’impérialisme européen, via cette grille et au regard japonais, le Japon ayant su et pu préserver son indépendance et développer le pays, je pense que même si le Maroc avait réussi ses réformes, la domination par les principales puissances européennes aurait eu lieu en raison de leur expansion coloniale et leur appétit et besoin des ressources naturelles marocaines (agricoles et minières) si proches. Cet appétit colonial ne se manifesta pas au Japon par ailleurs très peuplé alors que le Maroc était démographiquement faible. Le Maroc réalisa des réformes du même type que le Japon, mais avec une puissance moindre, en dépendant de « l’aide » des puissances coloniales qui visait en réalité la perversion de ces réformes. Cependant, la méritoire volonté développementaliste du Maroc, notamment sous Mohammed IV et Moulay Hassan, a souffert de trois obstacles principaux au XIXe siècle : le niveau d’éducation générale, qui n’a pas permis l’acquisition suffisante du savoir-faire technique, l’absence d’une politique minimale de santé face aux épidémies (ce qui était le cas au Japon) provoquant des catastrophes démographiques majeures et enfin l’absence d’une couche sociale entreprenante dans la technique et l’industrie. Les couches les plus aisées s’intéressaient soit à s’enrichir via le Makhzen, soit à l’appropriation foncière grâce à la ruine des paysans en raison des sécheresses et épidémies, soit au commerce sous le statut des protégés des puissances étrangères. Mais rien n’interdit de penser que malgré ces insuffisances le Maroc aurait pu connaître une modernisation à la marocaine, le Japon l’ayant réussi à la japonaise, et non pas subir une modernisation à l’européenne sous les Protectorats. En fait je montre qu’au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle le Japon était un État Développeur et que le Maroc était un proto État Développeur.
De nos jours nous constatons une faiblesse des investissements à capitaux marocains dans le formidable développement industriel du Maroc sous les Plans d’Émergence Industrielle puis d’Accélération Industrielle qui sont de bons plans, sans oublier les infrastructures telles Tanger Med. Mais force est de constater que l’investissement se fait essentiellement sous forme d’IDE (Investissement directs étrangers), ce qui est un déséquilibre défavorisant l’indépendance du Maroc. Récemment le Ministère de l’Industrie a présenté un bon plan pour le développement industriel à capitaux marocains. J’espère que la relève générationnelle et des investisseurs et managers plus modernes et patriotes répondront favorablement à ce plan. Les deux autres handicaps majeurs restent de nos jours la santé et l’éducation et dans une moindre mesure le taux d’épargne national pour assurer le financement national du développement du pays, obligeant à l’endettement externe. Rappelons que la dette suite à la guerre de Tétouan en 1859/60 fût manipulée par les puissances européennes pour affaiblir le Maroc.
Sans une action forte et rapide de mise à niveau des systèmes publics de santé et d’éducation, je crains que nous ne puissions atteindre le plein développement à la marocaine en nous basant sur l’atout majeur et fondamental qu’est la civilisation marocaine et restions sous une influence excessive des intérêts étrangers, qui plus est concentrée en une seule région. Je vous citerai un exemple : l’industrie automobile marocaine, devenue très importante en termes d’emploi et de balance commerciale, est essentiellement gouvernée par les Conseils d’Administration de deux entreprises françaises où l’État français est l’actionnaire de référence. Je ne doute pas de l’amitié franco-marocaine et du partenariat stratégique entre les deux pays, ce qui est une bonne chose. Mais enfin si cette industrie, première exportatrice du pays, pouvait être moins dépendante en proportion de l’Europe (par exemple grâce à un constructeur non européen) ce serait mieux. Et si le tissu des fournisseurs et équipementiers gagnait en capitaux marocains ce serait encore mieux.
Vous êtes aussi expert dans le secteur automobile. À votre avis le Maroc doit-il aller au-delà de la fabrication (montage) de certaines marques et se concentrer sur une industrie IA qui fera la base du futur ?
Je ne suis pas expert en IA, mais sans doute le Maroc peut et doit développer des capacités dans tous les secteurs d’avenir. Concernant l’industrie automobile, il faut effectivement dépasser le périmètre montage/assemblage pour intégrer progressivement des éléments de R&D. Cela ne pouvait se faire avec le projet Renault, le tissu technique marocain n’était pas mature en 2008/09 (et Renault disposait déjà d’autres centres d’ingénierie dans le monde), cela se fait mieux avec le projet Peugeot. Le développement de la R&D doit être un objectif qui améliorera l’attrait du Maroc et sa valeur ajoutée (la Turquie a su le faire). Mais cela dépend du développement des savoirs et surtout de l’arrêt de l’hémorragie que représente l’émigration de très nombreux ingénieurs formés au Maroc ou formés à l’étranger et ne revenant pas au pays. Et pour cela un facteur est essentiel : la qualité de vie via la santé et l’éducation, encore.
Quant aux axes de développement, en se basant sur sa très riche civilisation, je pense que le Maroc doit, tout en se diversifiant, s’appuyer sur ses points forts, ses richesses naturelles : les énergies renouvelables (dont le photovoltaïque), l’agro-industrie via les phosphates et ses produits dérivés, les métiers mondiaux, dont l’automobile, qui sont des axes en fort développement, les richesses halieutiques, etc… Dans plusieurs de ces domaines le Maroc pourrait être à la pointe mondiale y compris en R&D. Les enjeux majeurs portent sur l’autosuffisance alimentaire, l’environnement et l’eau.
En revenant à la grille d’analyse, le Maroc est « presque » un État Développeur, un « presque » du aux insuffisances en termes de santé, d’éducation et d’épargne.
En synthèse, tout nouveau modèle de développement passe par la mise à niveau rapide du pays en termes d’éducation et de santé, la réaction du Maroc à la covid19 illustre sa capacité de mobilisation, et cela est tout à fait possible en moins de dix ans, par l’investissement productif à capitaux marocains et la nécessaire couverture par l’épargne nationale, ce qui a de fortes implications politiques et de consensus national, par l’indépendance, ce qui a de fortes implications en termes de rapports internationaux. Axes tout aussi vrais et décisifs au XXIe siècle qu’au XIXe siècle.
Propos recueillis par Abdeslam REDDAM