L’historien et écrivain espagnol, Carlos Sánchez Tárrago reste parmi ce groupe d’Espagnols qui connaissent le mieux le Maroc et ses réalités, puisqu’il a vécu 25 ans à Tanger et côtoyait toutes les couches sociales qui lui ont fait découvrir très profondément ce qu’est être Marocain.
Dans cette interview, le natif de Melilla parle et analyse, selon son point de vue, l’importance des relations bilatérales entre le Maroc et l’Espagne et pourquoi elles sont condamnés à se développer davantage.
1- Tout récemment, à Valence, vous avez animé une grande rencontre autour du monde arabo-musulman en vous focalisant sur la relation entre le Maroc et l’Espagne.
A votre avis pourquoi les Marocains, surtout ceux de la région du Nord, connaissent mieux l’Espagne, sa culture et son histoire, tandis que les Espagnols, en majorité, gardent toujours de mauvais clichés de leurs voisins du sud?

Quant aux Marocains du nord, ils entretiennent des liens étroits avec l’Espagne, fruits de la proximité géographique et d’une histoire commune. Nombre d’entre eux s’y rendent fréquemment, que ce soit pour les vacances, le shopping ou pour rendre visite à leur famille. Ces contacts réguliers ont largement contribué à une compréhension directe et approfondie du pays voisin. À cela s’ajoute l’influence de la télévision espagnole, qui fut pendant des décennies le seul média accessible dans la région, facilitant ainsi une familiarisation quotidienne avec la langue, les coutumes et l’actualité espagnoles.
Par ailleurs, la présence de la langue espagnole demeure dynamique grâce aux centres éducatifs et aux Instituts Cervantes implantés dans des villes comme Tanger, Tétouan, Larache et Al Hoceima. Ce lien culturel ne se limite pas au nord : il s’étend également à d’autres villes du pays telles que Fès, Rabat, Casablanca et Marrakech, où la langue et la culture espagnoles restent une source d’intérêt et de prestige. Enfin, l’héritage historique du Protectorat espagnol (1912-1956) est indéniable. Son influence fut considérable dans divers domaines – administratif, éducatif et culturel – et demeure perceptible dans l’identité de nombreuses communautés du nord du Maroc.
En revanche, chez les Espagnols, certains stéréotypes négatifs persistent quant à l’image du Maroc, héritage de périodes de conflit et d’une perspective historique façonnée par des facteurs politiques, économiques et sociaux. Ces perceptions, largement dues à un manque de connaissances et à des interactions limitées avec le pays voisin, restent ancrées dans l’imaginaire collectif. Toutefois, la situation évolue progressivement : de plus en plus d’Espagnols voyagent au Maroc et découvrent une nation diverse, moderne et culturellement riche, bien loin des clichés hérités.

Ainsi, tandis que les Marocains continuent de considérer l’Espagne comme un modèle de développement et d’affinité culturelle, de nombreux Espagnols redécouvrent le Maroc avec un regard plus ouvert et curieux. Dans ce processus de rapprochement, écrivains, artistes visuels, dramaturges, poètes et autres créateurs des deux côtés du détroit jouent un rôle fondamental, œuvrant à promouvoir la compréhension mutuelle et à renforcer les liens culturels. C’est uniquement par cet échange constant que nous pourrons progresser vers une compréhension plus profonde et plus authentique de tout ce qui nous unit, ce qui est sans aucun doute bien plus important que ce qui nous sépare.
À titre personnel, ma participation au Congrès du FIMAM (Forum de recherche sur le monde arabe et musulman) m’a permis d’apporter ma propre perspective à ce processus de rapprochement. Fort d’une expérience professionnelle de près de vingt-cinq ans au Maroc, et plus particulièrement à Tanger, j’ai pu constater de visu la richesse des échanges humains et culturels entre nos deux pays. Cette longue expérience m’a permis non seulement de mieux appréhender la complexité et la diversité de la société marocaine, mais aussi de voir comment le dialogue, la collaboration et le respect mutuel peuvent tisser de véritables ponts entre les deux rives du détroit.
2- Vous êtes historien, vous êtes né à Melilla et vous avez vécu plus de vingt ans à Tanger en travaillant à l’instituto Severo Ochoa et au Consulat espagnol. Quelle est la définition que vous faites du Maroc et des Marocains et comment, à votre avis, ils conçoivent leur relation de voisinage et d’amitié avec les espagnols?
Ayant vécu au Maroc avec ma famille pendant près de vingt-cinq ans – une période qui nous a profondément marqués –, je me sens «hispano-marocain», le cœur partagé entre deux pays qui m’ont tout donné.
Mon expérience à Tanger, ville où je suis arrivé en juillet 1986, pourrait sans aucun doute alimenter un livre, ce que je ferai peut-être un jour. J’ai eu la chance de découvrir ce Tanger mythique, chargé d’histoire et de charme, et de vivre à Brooks Park à l’époque où c’était encore un quartier de villas élégantes et de vie paisible.
Mon travail, d’abord à l’Institut espagnol de Tanger comme administrateur du centre et de sa résidence étudiante – aujourd’hui siège de l’Institut Cervantes – puis comme chef du service des visas du consulat d’Espagne dans la même ville, m’a permis de côtoyer un large éventail de la société marocaine. Ces liens ont été enrichis par mon engagement au Lions Club, auquel m’a fait découvrir feu Mustafa Anegay, un homme exceptionnel, pharmacien de profession, au caractère inoubliable.
De même, ma relation avec l’AEMLE (Association des écrivains marocains de langue espagnole) a été très importante. J’y ai tissé une profonde amitié et un respect sincère pour de grands promoteurs de la littérature hispano-marocaine tels que Mustafa Akalay et feu Mohamed Sibari, et, par leur intermédiaire, avec de nombreux autres membres de l’association. Je garde également un souvenir ému de Mohamed Idrissi, de l’Association hispano-marocaine, et de journalistes comme Said Jedidi et Mokhtar Gharbi, d’Informarruecos, tous deux aujourd’hui disparus. Même de toi-même, Abdeslam Reddam, alors jeune et brillant journaliste cherchant à se faire une place dans un domaine qui te passionnait. Je n’oublierai jamais non plus des cinéastes comme Jamal Soussi, des peintres comme Boufrakech, ni des écrivains comme Tahar Ben Jelloun, que j’admire profondément et que j’ai eu le privilège d’accueillir chez moi à de nombreuses reprises.
Toutes ces expériences m’ont montré que lorsque nous allons les uns vers les autres en cherchant ce qui nous unit – et que nous le faisons avec respect et empathie – se tissent des liens d’amitié véritables et durables. Quinze ans se sont écoulés depuis mon départ du Maroc, et pourtant, ces amitiés non seulement perdurent, mais se sont même renforcées avec le temps.
Je pourrais citer bien d’autres amis qui ont marqué cette période inoubliable de ma vie; il me faudrait beaucoup de place pour tous les nommer. Mais ils incarnent tous la même chose: la conviction qu’un lien humain et culturel profond unit l’Espagne et le Maroc, forgé par la coexistence, le respect et un désir commun de compréhension mutuelle.
3- En 2030, le Maroc, l’Espagne et le Portugal organiseront conjointement la coupe du monde du football. D’ici là les relations politiques entre les deux pays pourront très bien se développer ou se détériorer si le PP ou même Vox gagnent les prochaines élections législatives en Espagne. Pensez vous que même si c’est le cas, l’état profond ne permettrait jamais que la stabilité de ces relations soient menacées?
Le Maroc et l’Espagne sont deux pays voisins, unis par leur histoire, leur géographie et leurs intérêts communs, qui les prédisposent à une compréhension et une coopération étroites. Aujourd’hui plus que jamais, ils jouent un rôle fondamental en tant que facteurs de stabilité et de collaboration dans la région méditerranéenne. Par ailleurs, une amitié profonde unit les deux familles royales, contribuant à maintes reprises au renforcement des liens diplomatiques et humains entre les deux nations.
Sur le plan politique, l’alternance des partis doit être perçue comme un signe de maturité démocratique. Quiconque accède au pouvoir en Espagne sait pertinemment que les relations avec le Maroc doivent demeurer une priorité stratégique, pour des raisons historiques, économiques, sociales et sécuritaires. Ces relations, fondées sur le respect mutuel, la coopération et le bénéfice partagé, s’inscrivent déjà dans une vision nationale qui transcende les changements de gouvernement.
L’organisation conjointe de la Coupe du Monde de la FIFA 2030 par le Maroc, l’Espagne et le Portugal constituera sans aucun doute un jalon historique et une occasion unique de consolider cette entente. Cet événement aura un impact non seulement sportif, mais aussi diplomatique, culturel et civique. À cet égard, la société civile a un rôle essentiel à jouer: comme je l’ai déjà souligné lors de mon discours à Valence, c’est par la participation citoyenne, les échanges culturels et la compréhension mutuelle que se tissent les liens les plus forts et les plus durables.
Sur le plan humain, les relations entre Marocains et Espagnols ont été – et demeurent – véritablement remarquables lorsqu’il existe un contact direct. Cette réalité quotidienne démontre que, par-delà les circonstances politiques, les peuples des deux rives du détroit savent se reconnaître et se respecter, et avancer ensemble vers un avenir commun.
4- Vous venez d’obtenir votre doctorat et de publier votre premier livre. De quels thèmes parlez vous exactement?
Oui, à 75 ans, ayant fêté mon anniversaire le 12 septembre, j’ai eu la satisfaction de soutenir ma thèse de doctorat consacrée à Eduardo Ortega y Gasset, le frère aîné du célèbre philosophe, une figure fascinante et méconnue qui a joué un rôle clé dans la vie politique et culturelle du premier tiers du XXe siècle.
J’ai eu la chance de bénéficier du soutien et de la collaboration de ses quatorze petits-enfants, avec lesquels j’ai gardé des liens étroits – notamment avec Anita, l’une de ses petites-filles qui vit à Hawaï – et deux d’entre eux ont même fait le voyage depuis les États-Unis spécialement pour assister à la soutenance. Ma thèse a obtenu la mention « Summa Cum Laude », la plus haute distinction possible, une reconnaissance qui, au-delà de sa valeur académique, symbolise pour moi l’idée qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre, faire de la recherche et continuer à contribuer à la connaissance historique.
Mon intérêt pour Eduardo Ortega y Gasset est né de mes recherches sur le protectorat espagnol au Maroc, et plus particulièrement sur le désastre d’Annual, où Ortega était correspondant pour le journal La Libertad. Dès lors, sa figure est devenue le point central d’un projet passionnant qui m’a permis de découvrir une vie riche en nuances, en engagement et en réflexion.
Ces recherches ont donné lieu à plusieurs essais historiques publiés à ce jour: «Père Revilla», «Douze jours de siège: les horreurs de Monte Arruit», «Les voyages du roi Alphonse XIII à Las Hurdes, 1922 et 1930», «Le million de Larache: cent ans plus tard (1922-2022)» et «La cantinière de Monte Arruit».
Mon projet actuel consiste à transformer ma thèse de doctorat en une biographie d’Eduardo Ortega y Gasset destinée au grand public, afin de faire connaître sa figure à un plus large lectorat. Et même si je suis conscient qu’à mon âge, je ne pourrai peut-être pas mener à bien tous les projets de recherche en cours, ce qui compte vraiment pour moi, c’est que cette étape de ma vie soit riche de sens : continuer à faire des recherches, à écrire et à partager mes connaissances. Tout cela m’a permis de rencontrer de magnifiques historiens, des personnes liées au monde de la culture, et de visiter des endroits que je n’aurais jamais imaginé voir.
Voyagez-vous souvent au Maroc? Gardez-vous un contact avec les personnes que vous y avez rencontrées?
Pas autant que je le souhaiterais. L’une des principales raisons est que, ces dernières années, j’ai été très occupée par ma thèse de doctorat. Cependant, cette année, j’ai eu le grand plaisir d’être invitée par l’Institut Cervantes de Tétouan, à l’occasion du Salon du livre, à parler de ma dernière publication, La cantinera de Monte Arruit (La Cantinière de Monte Arruit). C’était un véritable honneur pour moi qu’une institution espagnole souhaite ma participation à un événement aussi prestigieux.
Ce voyage m’a également permis de donner une conférence à l’Université Abdelmalek Essaadi, dans le cadre d’une masterclass organisée par l’hispaniste et poète Dr Abderrahman El Fathi, intitulée « Maroc, Espagne et Amérique latine ». Ce fut un moment particulièrement émouvant, car le professeur El Fathi avait été l’un de mes enseignants au sein du master d’études marocaines de l’Université de Cadix, un cursus intensif d’un an auquel j’assistais chaque week-end et où j’ai eu la chance d’avoir pour professeurs Said Jedidi et Bernabé López.
Durant mon séjour, j’ai pu constater l’excellent travail accompli à l’Université de Tétouan, tant par le corps professoral que par les étudiants, tous engagés dans un projet commun fondé sur le respect, la coopération et une passion pour le savoir. Lors de la masterclass à laquelle j’ai participé, j’ai été particulièrement impressionné par l’atmosphère de collaboration et l’enthousiasme académique qui y régnaient.
Maintenant, disposant de plus de temps et d’engagements moins importants, j’espère me rendre prochainement à Tanger, une ville qui me tient à cœur. Lors de ce même séjour, j’ai eu l’occasion de présenter mon livre à la Librairie des Colonnes, un lieu emblématique et cher à mon cœur à Tanger. Je souhaite également retourner à l’Université de Tétouan où, outre mon cher ami El Fathi, j’ai la chance de compter parmi mes amis la professeure Randa Jebrouni, hispaniste, rencontrée au Congrès de Valence, et Nabil Bouzekry, secrétaire général de la Faculté de droit, de sciences sociales et d’économie.
- Propos recueillis par Abdeslam REDDAM
























