Alors que nous fêtons cette année les 10 ans des révolutions arabes, d’aucuns se demandent encore si le Maroc l’a échappé belle. Et dans la mesure où la pandémie qui traverse nos corps fragilise surtout les liens sociétaux, on s’interroge sur la capacité réelle du politique à maintenir la cohésion sociale qui s’effrite de toutes parts.
C’est en cela que l’ouvrage de feu Chawqui Lotfi, chercheur et enseignant marocain exilé, tombe à point nommé aux éditions Syllepses en proposant la thèse inverse à celle qui est largement propagée par la majorité des médias, selon laquelle le Royaume aurait désormais dépassé les vagues contestataires régionales de la dernière décennie. C’est dans un style clair où chaque mot est pesé que Chawqui Lotfi pose comme limites structurelles que « les formes actuelles du régime d’accumulation bouleversent les assises fonctionnelles du mode de domination et de légitimation du pouvoir central incarné dans une monarchie exécutive et absolue ».
Le discrédit des symboles et la remise en question des légitimités traditionnelles – notamment auprès des classes moyennes et de la jeunesse populaire – semblent poursuivre le processus amorcé lors des mouvements du 20 février 2011 et des Hirak (Sidi Ifini, Al Hoceima, Jerrada). Incapable de s’auto-réformer et d’œuvrer à une réelle transition démocratique en réponse aux aspirations en termes de justice sociale et de liberté, la monarchie ne disposerait plus d’une opposition crédible et l’habile mélange de contrainte et de cooptation qui permettait, par le passé, de gérer, d’ajuster ou d’épuiser les dissidences, touche le point nodal de son efficacité.
Face à ce état de fait, aucune alternative politique ni le moindre projet socio-économique ne semblent émerger. C’est pourquoi il faut prendre la mesure des mouvements sociaux, miroir de la nouvelle société marocaine contemporaine « repolitisée » de fait par des expériences collectives diversifiées, mais dont le quotidien se ressemble de plus en plus dans la marchandisation des corps et la dépossession de soi.
L’intérêt principal du travail de Chawqui Lotfi se situe dans sa capacité à proposer de nouvelles pistes de réflexion à un véritable projet d’émancipation individuelle et collective : repenser la convergence des batailles sociales afin de « surmonter le décalage profond entre le réveil social multiforme et l’absence de cristallisation politique » mais aussi affirmer « un être ensemble commun, non pas en universalisant les luttes partielles, mais en réaffirmant le refus global d’un monde global qui les traverse également ».
Cédric Abouchahla