La Villa Ficke
Première partie : Sur des fondations coloniales
La Villa Ficke à Casablanca, qui date de 1913, fait partie d’une histoire maroco-allemande refoulée depuis bien longtemps. Qui peut la raconter ? Et comment ? À la recherche de ses traces, dans le passé et le présent.
Prologue
C’est à l’automne 1877 que le jeune Carl Ficke, fils de marin, débarqua dans la ville côtière de Casablanca après 3 000 kilomètres de voyage. Âgé alors de 15 ans, il laissait derrière lui sa mère, seule à Brême, dans l’empire allemand encore jeune et dans une Europe qui démarrait un sprint dans la course impérialiste pour l’Afrique.
La ruée européenne vers de nouvelles sources de matière première et de marchés se faisait sentir aussi à Casablanca : dès la seconde moitié du XIXème siècle, l’ancien village de pêcheurs où vivaient à peine 700 individus en 1834 devient une ville de plusieurs milliers d’habitant·e·s, florissante grâce au commerce entre les commerçants locaux et européens[1]. De nouveaux tronçons routiers, des places et des quartiers voient le jour. C’est avec eux que se cimentent, littéralement, les structures du pouvoir colonial – étage par étage, jusqu’aux jointures qui façonnent le paysage de Casablanca jusqu’à ce jour.
Il n’a pas fallu longtemps pour que l’Allemand Carl Ficke fasse fortune et se forge une place dans l’histoire de la ville. A fortiori, à Mers Sultan, boulevard de Londres où les murailles de sa villa, achevée en 1913, conservent farouchement une page longtemps oubliée de l’histoire maroco-allemande.
Chapitre 1 – Un empereur allemand à Tanger
31 mars 1905. À bord du Hamburg, l’empereur allemand Wilhelm soupèse une fois de plus le plan d’accoster à Tanger au Nord-Ouest du Maroc. Au large, des vagues déchaînées fouettent l’étrave du navire, tandis que les derniers préparatifs de réception de l’invité d’honneur venu d’Europe vont bon train à Tanger. Depuis que la presse internationale a appris la visite prévue de l’empereur, les spéculations sur son but et sur son dénouement se bousculent.
Même au sein du Reichstag à Berlin, la « question du Maroc » fait débat. Il est« vain d’attribuer à la visite de Sa Majesté à Tanger certaines intentions égoïstes contre l’intégrité ou l’indépendance du Maroc », déclare le chancelier Bernhard von Bülow devant le Parlement, deux jours avant la visite de l’empereur. « Indépendamment de la visite et indépendamment de la question territoriale, il s’agit de savoir si nous avons au Maroc des intérêts économiques allemands qu’il nous incombe de protéger », ajoute von Bülow. « Et c’est le cas. »
C’est avec la même argumentation que le chancelier von Bülow essaie de persuader l’empereur Wilhelm II, qui hésite, que la situation diplomatique à Tanger est critique.
Près d’une année s’est écoulée depuis que la France et la Grande-Bretagne ont réglé, en avril 1904, dans une Entente cordiale, leur conflit d’intérêts sur les colonies en Afrique : l’accord attribue l’Égypte au Royaume-Uni ; le Maroc, par contre, serait sous influence française. Dans l’empire allemand, où l’on comptait sur la rivalité des deux grandes puissances, on se sent trompé.
Pourtant, l’empire a essayé, depuis la fin du XIXème siècle, de s’approprier sa « place au soleil », selon la formule de Von Bülow en 1897, lorsqu’il occupait la fonction de secrétaire d’État au Ministère des Affaires étrangères.
En Afrique, l’empire s’est emparé, à partir de 1884-1885, de quatre colonies : le Togo, le Cameroun, l’Afrique de l’Est allemande et l’Afrique de l’Ouest allemande. La même année, l’ancien chancelier Otto von Bismarck invita les grandes puissances européennes à la « conférence du Congo » à Berlin pour répartir leurs sphères d’influence en Afrique – sans pour autant impliquer les Africain·e·s. L’Europe et les États-Unis avaient déjà signé en 1880 avec le Maroc une « convention » pour préserver les intérêts commerciaux du Nord global et préserver une « politique de la porte ouverte ». Les grandes puissances se vantaient du respect la « souveraineté » du sultan marocain Hassan Ier.
Un quart de siècle plus tard, en 1904, la « politique de la porte ouverte » vacille avec l’accord entre la France et la Grande-Bretagne sur le Maroc. Le chancelier von Bülow ne voulut pas se faire une raison et pensa, avec la visite de l’empereur Wilhelm II à Tanger, en donner un signe politique. Un autre souci hantait toutefois l’empereur, en plus des réactions attendues des puissances européennes : il n’y avait pas de cheval pour lui à cette occasion.
Le protocole de la visite à Tanger prévoyait en effet que Wilhelm II parcourût à cheval, avec son cortège, les rues sinueuses de la ville portuaire. Et comme l’empereur avait de naissance un bras rigide et raccourci, il était dans l’embarras et craignait tellement une honte hippique que l’un de ses envoyés allemands dut chercher pendant des heures un cheval convenable avant qu’il ne mette pied à terre à Tanger. L’effort fut bénéfique : lorsqu’après avoir été tranquillisé par son conseiller, Wilhelm II apparut finalement, chevauchant avec un casque à pointe à travers les rues décorées de Tanger, il fut reçu à grand tintamarre par la population.
A suivre…