Mustafa Akalay Nasser.
Directeur à L’Esmab UPF Fès.
A l’amie collègue tunisienne
Docteure Neila Annabi.
Je propose dans cet essai une remémoration de l’interprétation innovante et éminemment interdisciplinaire qui établit des liens chaque fois plus solides entre la forme de la ville et le bâti, élaborée par l’architecte florentin Roberto Berardi, sur les origines et la structure de la ville arabo- musulmane : La Médina de Tunis. En effet, il me semble que l’ analyse urbaine :Lecture d’ une ville : La Médina de Tunis publiée dans les années 1970 , garde cinquante-deux ans après toute sa pertinence aujourd’hui.
À travers toutes les formes extrêmement diversifiées de la ville musulmane, le sémiologue urbain doit être capable de discerner des constantes : choix du site, contraintes imposées par celui-ci, rôle des grands axes structurants, grandes fonctions urbaines et leur traduction spatiale. La sémiologie de l’espace se fonde sur le principe d’une saturation de l’espace urbain par des signifiants qui peuvent être lus comme un langage et donc comme porteur de sens :
« La cité est un discours et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville, la ville où nous nous trouvons, simplement en l’habitant, en la parcourant, en la regardant. »
Dans la Médina de Tunis, note R.Berardi : « Les rues s’ouvrent à l’intérieur de l’espace bâti sans provoquer de rupture entre le dehors et le dedans : de sorte que les logements sont l’aboutissement du dehors qui se clôt sur l’intimité, comme la rue et la place sont les prolongements ouverts du logement. Pour autant, « proximité ne signifie pas côtoiement obligatoire »
La démarche de R.Berardi consiste à essayer de dégager des homologies structurales entre les constituants de la formation sociale tunisienne et ses formes d’ urbanisation spécifiques. Ceci se traduit, au niveau méthodologique par la distinction d’éléments (discrets), de leurs types de combinaison (Souk, Fondouk) en fonction des réalités sociales auxquelles ils correspondent (La mosquée, la médersa, le monde des femmes, celui des corporations).
Roberto Berardi a pu élaborer une doctrine dite de « l’enclos exclu » en 1968. Cette théorie procède d’une découverte empirique (relevé sur terrain) de l’espace de la Médina et de sa formalisation ultérieure par lecture des plans obtenus. Il présente sa démarche comme la découverte de l’ordre de la Médina de « Tunis ». Cette Médina choisie comme ville-type, est apparue au fur et à mesure de l’observation comme modèle général des Médinas.
La théorie Berardienne décrypte la Médina de Tunis comme un système de signes, une structure qui se décompose en éléments discrets, groupes, organismes complexes, éléments de base pouvant faire l’objet d’opérations simples ou complexes.
A travers ce schéma qui illustre une description « scientifique » et symbolique de la formulation théorique de la doctrine, nous constatons que selon Berardi toute Médina est configurée sur la base d’éléments discrets (la cellule, la chicane, la porte, la cour, le chemin) et que toute la ville est une organisation rationnelle d’enclos, formant des enclos élémentaires, composés sur la base d’une hiérarchie strictement établie.
Son propos s’inscrit en faux par rapport aux discours ethnocentristes de certains historiens et orientalistes : qui voient la Médina comme un labyrinthe sombre, de dédale sans sortie, aux rues identiques et aux multiples impasses . C’est donc un ensemble complexe, traditionnellement présenté comme un labyrinthe, une sorte de puzzle éclaté où l’européen, l’étranger se sentirait très éloigné.
Son point de vue n’est pas celui d’un Européen venant naïvement découvrir de l’extérieur la vie et les us et coutumes d’un pays exotique. Au contraire, son point de vue est intérieur, dans tous les sens du terme, et son point de départ n’est pas la modernité, mais la tradition.
« Nous notons également que, malgré ces fouillis de venelles en désordre, la Médina constitue une totalité fonctionnelle et ordonnée. D’ailleurs, certains chercheurs commencent à admettre que la ville musulmane n’est pas irrégulière et que l’irrégulier en architecture n’est pas synonyme de tordu. »
« Cet entrelacement de ruelles n’empêche pas l’apparition fréquente d’un tracé logique de voies de communication. II s’organise selon des catégories spatiales spécifiques et répond à un système de valeurs matérielles et symboliques hiérarchisées : l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, l’inclus et l’exclu. II est ainsi l’expression d’un ordre social se structurant par ses propres lois et se dotant d’une identité marquée le définissant par rapport au monde extérieur. Des grandes voies principales quasi rectilignes où tout le monde peut circuler, mais sans vraiment rentrer, en passant par les rues secondaires donnant accès aux quartiers, aux petites impasses familiales privées qui isolent et protègent les maisons des regards des étrangers, il existe un réseau hiérarchique de voies qui donne au plan urbain sa forme particulière. II existe des lieux privilégiés qui commandent et organisent le plan urbain et la hiérarchie des parcours : la mosquée, le souk, les portes, la casbah, résidence de pouvoir. Le réseau de ruelles de la Médina présente trois catégories de voies : les axes principaux, les ruelles secondaires et les impasses.
La Médina qui semblait avoir, à priori, une configuration spatiale « anarchique » et « désordonnée » nous livre, après lecture adéquate du plan urbain et de ses différentes composantes : une cohérence et une logique spécifiques sécrétées non pas par des décisions et des réglementations objectives, c’est-à-dire écrites, et des représentations abstraites préalables, mais par un savoir-faire artisanal, un sens pratique liés à des conditions sociales de production de cette architecture.»
Berardi produit de la doctrine. Il n’est pas un pur linguiste, même si le travail qui est le sien n’est pas ignoré du monde scientifique. Il est dans son genre savant. Il fait partie de ces figures de l’urbanisme médinal musulman parmi lesquelles on pourrait retrouver les diffuseurs d´idées, les théoriciens, les studieux de la ville Islamique ainsi que ceux dont ils sont finalement très proches, parce que ce sont leurs meilleurs interlocuteurs : les experts et les praticiens. Son étude de la morphologie urbaine de la médina de Tunis est une analyse de type structuraliste, qui a eu le plus de portée et d´écho lors de la décennie 70.
« Roberto Berardi a été un intellectuel polyvalent, un architecte, un urbaniste, un poète et un essayiste, un promoteur d’événements culturels. Il était ouvert à la connaissance interdisciplinaire, à la connaissance profonde de la culture islamique, imprégné tant de de la culture italienne que de la culture française : dans le premier cas grâce à la génétique, dans la deuxième par affinités électives ».