« Le suicide est toujours l’expression d’une grande souffrance, d’une  fragilité intérieure, d’un vécu devenu insupportable… »

« L’adolescent peut faire parfois des tentatives de suicide, qui sont en elles-mêmes des appels au secours…qu’on n’entend pas!… »

Le nombre des cas de suicides augmente d’une manière qui inquiète énormément les spécialistes. Selon l’OMS, le Maroc reste l’un des pays à fort taux de suicide au monde. Et c’est dans la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima que ces cas sont les plus nombreux.
Madiha Hajoui, psychologue clinicienne et psychothérapeute d’orientation psychanalytique, nous explique, dans cette interview, tous les détails de ce grave phénomène social.

Si des suicides ont lieu tout au long de l’année, le début du mois de Ramadan a été spécialement marqué par l’augmentation des cas aussi bien à Tanger qu’à Chefchaouen.
Tout d’abord, existe-t-il des signaux qui alertent de l’existence d’une possibilité de suicide?

Oui, bien sûr, il y a  des signaux précurseurs mais le problème est que très peu de personnes sont capables de les percevoir. Les proches souvent sont témoins de certains comportements mais ne mesurent pas leur dangerosité ou sont dans le déni. Si la personne suicidaire émet parfois de façon détournée ou claire son intention de mettre fin à ses jours, la réponse est souvent inadéquate et conforte plutôt le projet de suicide. En fait, seuls les spécialistes, psychiatres et psychologues cliniciens, sont à même de détecter un état d’esprit suicidaire latent ou avéré et de procéder à une prise en charge dans leurs domaines thérapeutiques:  médicaments d’une part et une psychothérapie sont nécessaires dans ces cas de figure.

Une question, s.v.p: Qu’est-ce que vous voulez dire par « réponse inadéquate »?

Je réponds à cette question avant d’entamer l’autre.
Très souvent, l’entourage proche va procéder à une forme de moralisation (concepts de « hram », pêché), à des jugements de valeurs culpabilisants, etc. On n’aura aucune écoute véritable relativement à la souffrance exprimée. On va donc parler à la place de la personne à tendance suicidaire alors qu’un geste ou une parole rassurante peuvent désamorcer cette situation qui peut devenir tragique.

Maintenant, comment les spécialistes font pour détecter des états suicidaires ?

Hé bien, cela intervient tôt ou tard dans le discours des patients qu’on interroge à propos de leur histoire personnelle. Je précise, en respectant toujours ce qu’on appelle les « résistances » du sujet, c.a.d, la difficulté d’approcher certaines zones de leur vie qu’ils ont encore beaucoup de mal à voir clairement. Des « choses » enfouies émergent petit à petit et pour cela, Il faut y aller très doucement, prudemment.
En séances psycho-thérapeutiques, les cliniciens- en particulier ceux d’orientation psychanalytique- retrouvent presque toujours une cause originelle de l’état d’esprit suicidaire.
Tout se passe souvent durant les premières années, la petite et grande enfance, au sein de la famille nucléaire, la grande famille et l’environnement immédiat, y compris l’école.
C’est dans ce cadre que des blessures psychiques, affectives ainsi que des traumatismes de différents degrés ont pu être vécus.
On ne peut entrer ici dans les détails mais on peut dire, pour faire court, que quelque chose ne va pas dans la famille et au sein du couple de parents. Tout cela participe à fragiliser la construction psycho-affective du jeune enfant.
Celui-ci peut ainsi, et c’est fatal, développer un état dépressif et anxieux latent et avéré en devenant adulte. Plus tard, la réponse aux pressions émotionnelles (dans le travail, la relation de couple…etc) sera ainsi plus forte que chez des personnes ayant grandi dans un espace familial non dysfonctionnel.
Mais je rappelle tout de même que les idées suicidaires et passages à l’acte sont présents surtout dans les dépressions majeures,  mélancoliques et les troubles bipolaires de type 2. Souvent ces suicides sont pensés et préparés à l’avance sans que l’entourage le sache.
Parfois également, dans certains cas de schizophrénie, la personne peut être sous l’effet de ce qu’on nomme des « hallucinations de commande » qui la poussent à se suicider de manière soudaine et brutale. Tout comme la consommation excessive, addictive à l’alcool ou à certaines drogues- du fait qu’elles lèvent toute inhibition- peuvent conduire à un suicide immédiat.
D’où l’importance, bien en amont, de traitements médicamenteux et psycho-thérapeutiques.

La chose qui reste difficile à comprendre est de savoir ce que représente un suicide pour la personne qui le commet ? Pourquoi une personne se suicide-elle et pour arrêter quoi exactement ?

Le suicide est toujours l’expression d’une grande souffrance, d’une  fragilité intérieure, d’un vécu devenu insupportable. La personne est perdue, elle ne sait plus quoi faire. Seule la mort est conçue comme une délivrance.
Les causes de cette souffrance sont multiples à la mesure de chaque histoire individuelle. On ne peut développer ici tous les cas de figure mais je saisis l’occasion de mettre l’accent sur les adolescents, lesquels présentent souvent des signes d’état suicidaire.
L’adolescence est une étape du développement psycho-affectif de l’individu, une période de construction de l’identité propre, en rupture avec les injonctions parentales. La crise de l’adolescence est normale, nécessaire mais parfois un mal-être profond se manifeste à bas bruits ou de façon manifeste, intempestive.
Les parents doivent prêter attention à certains comportements à risque qui sont une expression de la souffrance de l’adolescent qui ne trouve pas, comme on dit en psychanalyse, « les mots pour le dire ».
Automutilation, repli sur soi, isolement, impulsivité répétitive à la moindre frustation, remarque, jugement. Le fait aussi de trop dormir ou pas assez, de la boulimie ou anorexie, des addictions diverses ( drogues, écrans, trop de sports…), l’apparition de phobies (phobie scolaire, sociale), des Tocs (troubles obsessionnels compulsifs)…etc
L’adolescent peut faire parfois des TS- des tentatives de suicide- qui sont en elles-mêmes des appels au secours…qu’on n’entend pas!
Ou bien il ou elle peut menacer ouvertement de se suicider…et le faire.
Comme je le disais plus haut, un geste, une parole, une écoute véritable sans jugements, ni injonctions, ni moralisation peuvent déjà rassurer l’adolescent.
Si c’est possible, il y a lieu d’installer un dialogue mais ne pas parler à la place d’un jeune en souffrance qui a l’intention de mettre fin à ses jours. Surtout expliquer à l’adolescent que vous êtes, en tant que parent trop proche de lui pour l’accompagner comme il faut. Et suggérer que consulter un spécialiste « psy » – dont une des premières règles déontologiques  est de demeurer neutre- sera totalement à son écoute.

Pour revenir au cas des suicides à Tanger et dans sa région, existe-t-il des recherches et des enquêtes de sociologues pour essayer de savoir pourquoi il existe plus de cas de suicides dans une région et pas dans une autre? Pareil pour un pays et pas l’autre.

Tout d’abord, il est intéressant de constater qu’une des premières enquêtes sociologiques a porté sur le suicide. « Le suicide  » est un livre, édité fin 19ème siècle, en France, par un doctorant en philosophie, Émile Durkheim (l’inventeur pour ainsi dire de la sociologie en Europe.)
Le suicide est un « fait social total », comme le spécifie Durkheim. C’est donc un objet d’études qu’on peut analyser objectivement avec une méthode, celle de l’enquête auprès de catégories de la population et l’établissement après coup de statistiques quantitatives.
D’une certaine façon, on « dépsychologise » le suicide.
Les taux de suicide établis sont des informations qui ne sont pas visibles pour le commun. La question est: qui se suicide le plus, selon des catégories d’âge, de genre, de statut social, de profession, condition économique, citadins, ruraux…etc
D’où leurs intérêts pour mieux saisir les réalités sociales d’un pays et ses régions.
Il me semble bien qu’il y a eu au Maroc des enquêtes sur le suicide…mais j’avoue que n’ai pas fait de recherches à ce sujet. Par contre, je suis au fait que le ministère de la santé est en train d’élaborer des mesures de prévention du suicide. On suivra tout cela avec un grand intérêt.
Et puisque vous parliez de régions, de villes, la seule chose que je peux émettre à propos de Tanger mais surtout de Chaouen est la chose suivante, qui fait se rencontrer les éléments psychologiques et sociologiques:
Dans ces deux villes, une partie de la population demeure très conservatrice. On relève souvent des pressions parentales, familiales qui freinent l’autonomie de l’enfant et de l’adolescent, qui limitent sa liberté d’action ou son option de vie. Les jeunes filles, par exemple, subissent plus cette pression dans le choix du mariage ou celui des études, que les garçons. Mais parfois les garçons également.
Beaucoup s’engouffrent alors dans cette voie pour être conformes, faire plaisir aux parents, à la famille…et parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Quitte à être malheureux et s’en accommoder jusqu’au point de rupture: cest à dire le suicide comme unique option-parce qu’on ne peut divorcer- pour mettre fin à ce qui est vécu par les plus fragiles, comme un véritable cauchemar.

Propos recueillis par Abdeslam REDDAM