…Quant à Juanita, elle vit en symbiose avec la médina où elle demeure. On ne peut identifier avec précision la rue où habite Juanita. Toutefois, on sait que sa maison donne sur le cimetière juif (“¡Qué lástima que esta casa no tenga habitaciones en la parte de atrás ! y todo por esa manía de no tener enfrente un cementerio, el cementerio judío“), lui-même situé aux portes de la vieille ville arabe. Mais le monologue intérieur réduit considérablement les descriptions objectives ou détaillées auxquelles il substitue sensations et perceptions. Alors que la ville est encore soumise à une administration internationale, la protagoniste se réjouit des avantages dont elle peut bénéficier (“Además hemos tenido la suerte de nacer en esta maravillosa ciudad donde todo es fácil… Cómoda, una ciudad cómoda“) mais elle ne fait pas référence de façon explicite à Tanger. Finalement, c’est une nouvelle mise en abyme qui fait apparaître pour la première fois le nom de Tanger dans le texte (“Papá se encerrará en su despacho después de haber comprado el Tangier Gazette, La Dépêche Marocaine y Presente…”). Toutefois, Juanita multiplie les allusions à la toponymie de la ville, ce qui permet la reconstitution d’un référent exclusivement tangérois. Le parcours réel ou imaginaire du personnage redessine une géographie urbaine intériorisée mais néanmoins authentique. Juanita déambule dans les rues de la ville de Tanger comme le narrateur de Reinvidicación del conde don Julián de Juan Goytisolo. La protagoniste éprouve toujours une certaine appréhension à l’idée qu’elle doit sortir mais elle déteste encore plus la solitude de sa maison. La ville est un espace de rencontre privilégié bien que les relations sociales et humaines s’y révèlent superficielles, phénomène hypertrophié par la forme monologuée du texte et le double niveau du discours du personnage.

Juanita se déplace énormément tout au long de sa vie mais elle ne quitte pas Tanger et, à l’intérieur même de la ville, elle ne s’aventure jamais dans des quartiers inconnus. Si l’on compare les différents itinéraires du personnage, matérialisés surtout par le nom des rues, à un plan de la ville, on s’aperçoit que le périmètre banalisé est plutôt restreint et toujours familier. La protagoniste fréquente essentiellement la vieille ville où elle habite, ce qui explique qu’elle emprunte souvent la rue Siaghins ou rue des Siaghin si l’on adopte l’une des transcriptions phonétiques françaises (“En la vida he subido la cuesta de los Siaghins a esta velocidad“). Quant à la Cuesta de la Playa (“te hace subir la Cuesta de la Playa a trompicones“), elle permet de remonter de l’Avenue d’Espagne qui longe le bord de mer vers la ville ancienne. Le bulevar désigné sans autre forme de précision (“Un paseíto por el bulevar“) ne peut que faire référence au célèbre Boulevard Pasteur le long duquel les Tangérois et les touristes se plaisent à déambuler. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est présenté à Damián par Javier (“Atravesaban un bulevar. Ésta es nuestra calle principal – advirtió el muchacho“). Le Boulevard Pasteur mesure 230 mètres de long et constitue la colonne vertébrale de la ville nouvelle. Cet axe principal de Tanger débouche sur la Place de France. Juanita demande toujours aux chauffeurs de taxi de l’y déposer lorsqu’elle revient du cimetière (“Me bajaré en la Plaza de Francia“) parce qu’elle se trouve tout près de la médina, inaccessible en voiture.

Toutes les rues ou avenues que Juanita traverse (“La calle ItaliaLa calle Josefat“, “La calle del comercioLa calle Senmarín“, La calle de los Plateros“, La calle Carlos Dickens“, “La calle Hasnona“, La Cuesta del telégrafo inglés“, La Cuesta de Esperanza Orellana“46La calle Curro las once“, “La Plaza de los ExploradoresLa calle de los Cristianos“) répondent bien sûr à une fonction référentielle mais la dimension poétique de la toponymie tangéroise est incontestable. Aussi peut-on appliquer à La vida perra de Juanita Narboni l’analyse que Bernard Loupias a faite de Reivindicación del conde don Julián :

“À aucun moment le lecteur n’a le sentiment que les plans de dénotation et de connotation opèrent un décrochage, qu’une lecture doive congédier ou exiger une autre lecture. Il en va de même dans le cas des nombreux noms de rues de Tanger (…). Et pourtant quels merveilleux signifiants de connotation que tous ces noms de rues accumulés, embrouillés ou déroulés à plaisir… Ils sont poésie pure, connotateurs du délire du narrateur, de son chaotique itinéraire spirituel, du soliloque inachevé.”

Les autres noms de lieu spécifiquement tangérois s’inscrivent dans cette même perspective. C’est le cas des nombreux marchés en plein air situés dans la ville, comme le Zoco grande (“No, mujer, si no me cuesta ningún trabajo, te dejaré en el Zoco grande“), ou à sa périphérie, tel le Zoco de los bueyes (“a esas horas no había autobús desde el Zoco de los bueyes“) ou le Zoco de Fuera (“nos vamos al Zoco de Fuera, a ver si encontramos un tiesto para ese coleo“). Quant au Marshan que Juanita évoque également, c’est une esplanade située aux confins de la ville qui servait de lieu de promenade (“hubieras tenido que sacarla, dar unos paseitos por el Marshán“) ou de réjouissances en plein air (“una corrida de pólvora en el Marshán“). Mais si l’espace que parcourt Juanita apparaît comme familier, c’est aussi en raison de tous les commerces auxquels elle fait explicitement allusion.



Les cafés que Juanita mentionne ou fréquente comme le Café Central, le Café de Paris, le Café Colón ou encore le Café Fuentes ont tous existé. Nous avons déjà évoqué ces lieux de rencontre puisque le père de l’auteur a travaillé dans plusieurs d’entre eux. D’autres, bien que moins connus (“el café el Chiquet“, la Gabriela, el Progreso, el Roussillon…“), contribuent aussi à illustrer un mode de vie convivial. Tous les noms propres cités évoquent une occupation européenne de l’espace et l’imposition d’un certain mode de vie. Juanita ignore les cafés typiquement marocains où l’on fume du kif et boit du thé à la menthe, où les femmes ne sont pas admises. En revanche, elle avait l’habitude d’aller goûter avec sa mère dans la plus célèbre pâtisserie de la ville, La Española (“Mañana iremos las dos a La Española, a merendar. Te invitaré. Lenguas que te encantan y tocinitos de cielo“). Paula, quant à elle, préférait visiblement se rendre chez Porte (“Esto, una temporada. Otra, por almorzar en un restaurante de las afueras Merandar en Porte“)la patisserie concurrente. Les nombreux hôtels de la ville illustrent l’importance du tourisme étranger qui a fleuri pendant l’époque du statut international. Juanita en cite plusieurs (“el hotel Rifel hotel Fuentesel hotel Family“, el hotel Majestic“) mais n’en fréquente qu’un seul, le plus connu de tous, le Minzah. C’est dans le très chic restaurant de l’hôtel que Léon invite la protagoniste à déjeuner (“Mamá, por favor, estaba invitada a comer en el Minzah“). C’est également dans ce lieu prestigieux que loge Daisy, l’amie haïtienne de Cristina, lors de son séjour à Tanger (“ivían en el Minzah“).

Les petits commerces européens aux noms évocateurs, comme “Le Palais du Mobilier”, “La Mariposa”, “Galeries Lafayette” ou “le Gran París”, ont fleuri jusqu’à l’indépendance du Maroc. Ces deux derniers magasins également cités dans le premier roman d’Ángel Vázquez (“un sombrerito que he visto esta mañana en Galeries Lafayette” et ” al Gran París, a comprar unos zapatos“) permettent aussi de reconstituer un espace urbain investi et modelé à tous les niveaux par les Européens. Juanita regrettera amèrement leur disparition (“No encuentras nada. Bazares, pretos bazares“). Les Galeries Lafayette qui faisaient face à la boutique de la mère de Vázquez ont d’ailleurs été remplacées par un grand bazar. La fidélité de l’écrivain tangérois à retranscrire les noms de lieu pour les faire revivre à travers la fiction ne se dément qu’une fois : lorsque la “tienda” de Mariquita Molina devient celle de “Marinita Medina”. Juanita fréquente avec assiduité cette boutique puisqu’elle s’y rend davantage pour converser que pour se fournir en couvre-chefs.

Ángel (ou Antonio) Vazquez Molina, mieux connu sous le nom de Ángel Vázquez, est un romancier et nouvelliste hispanophone, né à Tanger le 3 juin 1929 et mort à Madrid le 25 février 1980.